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Débris

Cela fait quatre ans que ma grand-mère paternelle est morte. 

De la terre, du bois, de la poussière, un corps absent qui s’est décomposé au fil des années. J’y pensais de temps à autre, cette putréfaction : la voracité des insectes nécrophages, la fermentation qui gonflait les chairs avant que la peau tannée ne se tende et ne craque sous les os saillants. 

Je me disais que je n’étais pas normale de penser à ça, que j’étais quelqu’un de sordide, de morbide, d’immoral.

Et le visage. Ce visage que je n’avais pas voulu voir une dernière fois dans des locaux aseptisés et impersonnels, imprégnés de pleurs et de silence. Ce visage reconstitué par des thanatopracteurs indélicats et insoucieux, à partir d’une photographie banale, où la vie est déjà figée, passée, morte. Ses traits n’appartenaient plus à la physionomie de ma grand-mère mais à la mort. Je les imaginais stigmatisés par la froideur ou grimaçants sous l’effet de l’affaissement. Ses cheveux soyeux et poivre-et-sel pousseraient encore un peu. Ses lourdes paupières qui recouvraient petit à petit ses yeux bleus masquaient désormais le regard qui insupporte les humains, celui du vide. On ne regarde jamais un mort dans les yeux, comme si notre finitude nous condamnait à ne jamais affronter la mort. On cache ce regard obscène dans lequel on aperçoit notre reflet. On subit la mort et on fait notre deuil. Pour continuer la vie. Des cavités joncheraient bientôt cette face méconnaissable ; un crâne parmi les autres. Son nez pulpeux fondrait, ses fines lèvres seraient englouties laissant découvrir son dentier, ses joues accueillantes se troueraient. 

Après quatre ans, que reste-t-il de cette journée d’enterrement et du deuil ? L’enveloppe charnelle a bel et bien cédé la place à de la poussière, et un masque mortuaire, imaginaire est venu scellé les souvenirs. 

Ma grand-mère est décédée le 23 juillet 2014 à l’hôpital de Boulogne-sur-Mer. Ce n’était pas une belle mort – la mort fusse-t-elle belle un jour. Une mort à l’hôpital n’est jamais belle : elle est sournoise car on l’attend mais on ne sait pas quand elle nous emportera. On l’attend en fixant les plaques de polystyrène du plafond tachées par les infiltrations d’eau. On l’attend avec comme seul entourage des machines bruyantes, des infirmières pressées, des médecins indifférents, cependant lucides quant à l’issue. Surtout on l’attend dans la solitude. 

 

Je ne suis pas venue au chevet de ma grand-mère comme elle le souhaitait. C’est peut-être une des raisons pour laquelle je ne suis pas allée non plus l’embrasser dans sa bière ni n’ai participé au cortège cérémonial du cimetière. Je m’y sentais illégitime. J’étais égoïste et étrangère : je ne voulais pas partager mon deuil avec des inconnus. On fait son deuil dans la solitude. 

 

Elle savait qu’elle allait mourir, qu’elle ne rentrerait pas dans son appartement vétuste construit après-guerre, sur les bords de la Liane dont les relents maritimes et l’humidité envahissaient parfois les pièces à vivre, jusqu’à les embaumer d’une odeur fétide de limon stagnant, de poissons pourris et de sel. Une de ces tours HLM aux teintes pâles, usées par l’air iodé et les années, et dont on repousse inlassablement la destruction par manque de logements, au profit de l’inconfort et de l’insalubrité. Elle se plaignait entre autres de la peinture qui s’effritait par plaques dans le couloir de l’entrée, de la vieille baignoire qui aurait dû être remplacée par une douche comme dans les deux autres tours, des carreaux de fenêtres perpétuellement sales à cause des intempéries et de ce temps de chien. Ses plaintes restèrent figées – comme son parfum – lors du déménagement puis s’évaporèrent avec les locataires qui la remplacèrent. Une mémoire survit aussi par la réminiscence des tourments quotidiens qui suscitent plaintes et regrets : j’aurais dû retourner dans la Nièvre, là où est Maman. Ici le temps est mauvais et les gens désagréables. Là où le souvenir de Maman est.

Cela porte malheur de ne pas respecter les dernières volontés d’un mort, paraît-il. Et il n’y a pas plus grand malheur que celui de vivre dans le remord de n’être pas allée lui faire mes adieux de son vivant. L’irrespect le plus manifeste aurait alors été de les lui faire au pied de sa dépouille. J’image souvent ces longues heures de solitude et de souffrance, puis le désespoir de ne pas voir le visage désiré, qui apaiserait les derniers instants. J’ai achevé par ma fainéantise et mon inertie ma grand-mère. Cinq jours après son décès j’atteignais la majorité et je l’estampillais du sceau du dégoût. L’animal humain possède une haute propension à se déculpabiliser de ses actes pour soulager une existence honteuse, oscillant des regrets aux actes manqués. Pour pallier à cette faiblesse, il se trouve des motifs disculpant afin d’avancer et de s’accepter. 

Dans un premier temps, les trois années de lycée, menées avec pénibilité et ponctuées de burn-out, avaient été récompensées par ce que je rêvais le plus ardemment : la mention Très Bien et ma rentrée en Hypochartes, une classe préparatoire au prestigieux lycée Henri IV. Ma grand-mère avait accroché un petit papier sur le réfrigérateur pour se rappeler mes études. J’étais à cette époque très naïve de penser que j’avais décroché ici le précieux sésame pour sortir de ma classe économiquement modeste – très modeste au fil des années. C’était l’excuse de mon éreintement, accompagné de douloureux maux de ventre pendant que ma grand-mère périssait. Dans un second temps, l’affliction et le chagrin mélangés à la découverte de Paris et de la liberté pardonnaient cette première année d’étude supérieure échouée. Quelques années plus tard je compris qu’il ne s’agissait pas uniquement de mon état psychologique, mais également des codes que je ne détenais pas dans ce monde et pour ce monde. 

 

Finalement je n’ai pas fait ces adieux d’usage car ma grand-mère n’est pas morte pour moi : j’ai soigneusement évité tout le processus symbolique de l’enterrement sinistre pour continuer de la faire vivre dans mon esprit. J’ai simplement enterré le frêle passé de l’enfance insouciante pour mieux commémorer l’adolescence absente.

Le déménagement. Brut. Sauvage. Barbare. C’est peut-être ce qui a constitué dans mes souvenirs le choc le plus fort. Un déblaiement. Précipité. Cacophonique. Irrespectueux. Tout était jeté. Tous ces résidus de mémoire ne devenaient plus que de simples objets encombrants et insignifiants. Le décor misérable d’une pièce de théâtre terminée. 

 

Quand je suis arrivée dans l’appartement, le parfum ne s’estompait pas malgré l’agitation. Il m’a d’ailleurs accueilli et j’en ai empli mes poumons. Un effluve indescriptible planait, celle de mes séjours d’enfant à la mer qui léchait ses lèvres étrangement salées. Jusqu’au dernier claquement de porte, je me saoulais de cette odeur. 

Mes pas faisaient toujours grincer le linoléum rose défraîchi et me menaient jusqu’à la chambre principale. Progressivement l’appartement ne devenait plus qu’un logement social, une habitation à loyer modéré fatiguée, à la décoration vieillotte, qu’il fallait débarrasser promptement et sans mélancolie. Tandis qu’il restait pour moi le réceptacle physique de la mémoire émotionnelle. Une de mes tantes s’empressait de vider une armoire remplie de linge dans cette chambre, sans paraître affectée par la situation, machinalement. Je ne me souviens plus des activités des autres, probablement occupés à trier maladroitement, à bourrer des cartons et à démonter des meubles. À se servir aussi et surtout. Si je me rappelle obsessionnellement l’appartement du vivant de ma grand-mère, au point de décrire minutieusement chaque pièce, chaque objet et son emplacement durant les cours de prépa pour pallier à l’ennui et m’assurer une mémoire pérenne, je ne pourrais nullement décrire ce déménagement. Le psychisme a fait son travail : détruire – maintenir dans les abysses de l’inconscient – la gêne et le traumatisme. 

 

Quelques faits anecdotiques me marquèrent toutefois…

 

Avant son entrée à l’hôpital ma grand-mère souffrait d’incontinence. Je ne l’ai su que lorsque mon père et son frère détendirent l’atmosphère en évoquant la découverte du sanitaire mobile. La gêne face à la pesanteur d’une situation amène souvent les individus à utiliser un humour douteux et déplacé : on se demandait ce que c’était, on a soulevé le battant et l’odeur de merde ! À faire dégueuler ! On a vite refermé et on t’a balancé ça à la décharge vite fait ! L’impudeur et l’irrespect. Le mépris ne pardonne pas à la vieillesse. 

 

L’expression grotesque « Demande aux trois frères » qui ponctuait chaque réponse de cette même tante quand ma mère ou moi lui demandions si nous pouvions récupérer tel ou tel objet. Son utilisation excessive – tournant au comique de répétition – rendait les scènes ostensiblement absurdes. Les trois frères, les trois frères… Peut-être se croyait-elle dans une séquence coupée au montage du film ? 

 

Chaque décès est un manifeste de gestes, d’actes, de moments burlesques mémorables. Un décès n’est jamais triste.  

 

Un petit carton, parmi tant d’autres destinés à être balancé, attira l’attention de ma mère et la mienne. Un fatras de babioles en station dans le couloir de l’entrée. Ma mère le saisit et fouilla un peu. Autant de babioles, qui, à nos yeux, étaient des cadeaux offerts à ma grand-mère dans le but de lui faire plaisir et de la faire voyager : son salaire modique puis sa pension de femme de ménage qui l’était davantage, de surcroît veuve, l’avait empêchée durant toute sa vie d’être touriste et de voir autre chose que les vallées monotones de la Nièvre ou la mer de Boulogne. (Par deux fois elle avait seulement pu profiter d’autres paysages en nous accompagnant à Bricquebec un été et en se promenant à Paris au bras de ma mère.) Il y avait un éléphant et une tortue en verre soufflés artisanalement – miraculeusement intacts – qui constituent aujourd’hui deux biens précieux, mis sous vitrine chez ma mère, protégés de l’indifférence. Deux œuvres d’art mémorielles.  

 

Nous sommes une famille qui ne se revoit, grossièrement, que pour les naissances et les enterrements. Et le repas de funérailles n’échappa guère au rituel des banalités et des retrouvailles : l’occasion de me demander quelles études universitaires j’allais suivre à la rentrée, de rencontrer la nouvelle conjointe de mon cousin, de parler de son voyage au Canada durant lequel il s’est fait tatouer, d’échanger un peu avec ma cousine… Jouer au simulacre de la famille conviviale où l’éphémère irrigue les conversations …

 

Début août. Phase terminale du déblaiement : vider avec frénésie. Vider les pièces, vider les restes, vider la vie pour surmonter la mort. J’avais accompagné mon père mais mon aide était inutile – les résidus de sentimentalisme féminin qui consistait à regarder, à manipuler tous les objets et à évoquer les souvenirs retarderait une impatience injustifiée et pingre. 

La mort est économique : cercueil et tombe abordables, éviter de payer un loyer entier après le décès. On ne parle pas argent du côté paternel. Tout comme on ne montre pas ses sentiments : l’injonction à rester digne, à ne pas pleurer, à ne pas se laisser aller. La virilité qui, elle, ne meurt pas et est froide par nature. J’étais alors majoritairement virile dans mon deuil : je ne pleurais pas et gardais une contenance de façade. Des verres à pied ne résistèrent pas à l’apathie de mon oncle. Il marcha sur les débris puis les ramassa. Piétiner les débris de la sensibilité exacerbée. 

 

J’ai toujours eu le sentiment de ne pas avoir ma place dans ma famille. Fille unique, grand écart d’âge… je n’avais rien à partager avec ces individus. C’est pourquoi le malaise m’envahit à chaque entrevue ou rencontre : je ne sais pas s’il faut faire la bise ou se serrer la main cordialement, comme le font deux personnes respectueuses. J’ai une tendance à vouvoyer bêtement. Le plus souvent, je me tais, j’observe, je souris pour éviter les déconvenues. J’ai l’air très poli et froide. Mes idéaux et mes convictions se trouvent parfois bousculés mais ce n’est ni lieu ni le moment du débat. 

 

Après l’épisode des verres brisés, je quittai l’appartement. J’y laissais derrière moi mon père et mon oncle trier et déménager, le souvenir de la femme de celui-ci rétive à me donner le certificat d’études de ma grand-mère mais qui n’hésita pas à s’emparer de la plupart des photographies pour élaborer un arbre généalogique. De toute façon j’étais encouragée à prendre l’air le long de la Liane récemment aménagée et piétonnisée. 

Le ciel avait la couleur et la pesanteur d’une pellicule de tabac. Le poème en alexandrins que je composai à cette occasion m’aide à me remémorer aujourd’hui cette balade mélancolique, son atmosphère, la pluie fine qui mouillait mes cheveux et glissait sur la peau de mon visage, les bourrasques fraiches qui hérissaient mes poils, la faune et la flore qui vivaient. Puis rien. Aucun souvenir. Je ne connais plus l’adresse postale où j’envoyais les cartes d’anniversaire, de fêtes, de vacances. 

Tous les ans depuis le décès, ma mère et moi parcourons les quatre-cents soixante kilomètres aller-retour dans la journée pour nous recueillir sur la tombe de ma grand-mère auprès de son défunt mari qui l’avait précédée de trente-cinq ans (veuve à cinquante-trois ans, avec encore un enfant à charge). 

 

Un grand-père qui existe dans ma mémoire au travers des anecdotes caractérielles relatées par son épouse et son fils chéri. Un être de récits façonné par une rude vie : son père se suicida suite aux séquelles du gaz moutarde dont il fut victime lors d’un combat pendant la Grande Guerre, laissant une famille nombreuse dans la misère et dirigée par un aîné dont le joug cachait la peur de voir ses frères et sœurs sombrés dans la délinquance. André s’engagea durant la Seconde Guerre mondiale comme résistant au Maquis du Loup puis fut prisonnier des Allemands. Il s’installa enfin à Boulogne avec ma grand-mère et leur premier fils sur la requête suppliante de sa mère avare : un Boulogne alors dévasté par la guerre, aux conditions de vie misérables où il n’avait trouvé comme emploi que celui de videur de poissons pour subvenir aux besoins de sa jeune famille. Le tabac et l’éreintement physique n’aboutirent qu’à l’arrêt cardiaque. Inévitable. 

De rares clichés de lui en couleurs datant des années 1970 et reconnaissables par leur velouté pastel participaient à la physionomie de mon imagination. Et bien que je ne l’aie pas connu, son histoire est venue à moi, nous la partageons ensemble.

 

La trajectoire de vie de ma grand-mère n’était pas davantage resplendissante. Fille illégitime, elle n’aperçut son père que furtivement dans un magasin. C’était un fils de commerçants qui tenaient une quincaillerie et leur fortune par des mariages bien arrangés. Comme toutes familles notables qui se respectaient, ils avaient une bonne, mon arrière-grand-mère, qui occupait ce poste en attendant de trouver mieux (ce mieux sera ouvrière dans une usine à charbon) : l’emploi estival de l’ancien temps pour les jeunes filles,par définition précaire et d’une durée souvent trop longue, dépassant l’été… Un contrat devant notaire accompagné d’une somme d’argent jugée suffisante pour élever une enfant venait clore cet amour de jeunesse, indésirable du point de vue de la classe sociale. Un amour aussitôt regretté par la famille et le jeune homme qui subirent les assauts menaçants d’une autre bonne qui fut mise enceinte. 

Ma grand-mère fut ensuite adoptée par l’époux de sa mère, couvreur qui chuta accidentellement suite à une insolation et se tua. Le veuvage de mère en fille. 

Elle avait treize ans lorsque la drôle de guerre éclata ; treize ans sur la ligne de démarcation. Le certificat d’école en poche et un goût prononcé pour la géographie la menèrent dans une petite ferme comme jeune fille à tout faire, tantôt cuisinière, tantôt femme de ménage. Bonne de mère en fille. Oh non, on n’a pas trop souffert de la faim, au moins, et nous n’étions pas séparées avec Maman. La peur omniprésente des Allemands ravivait ses souvenirs : elle avait été raflée avec les habitants du village – la ferme dans laquelle sa mère l’avait placée devait lui assurer un sentiment de sécurité, inexistant en temps de guerre – alignés pendant quatre heures, de dix à quatorze heures, en plein soleil, dans l’attente de l’ordre décisif : des représailles à une action résistante locale. Il faisait chaud cette journée-là et j’ai cru que j’allais être fusillée avec les autres. J’en fais encore des cauchemars (ces cauchemars, fruits d’un traumatisme à vie). Ils ont reçu un ordre, on pensait tous que c’en était fini. Puis ils nous ont relâchés mais je n’étais pas sereine, les sachant dans notre dos, arme au poing. On avait entendu des choses. Enfin ce n’étaient pas des SS sinon je ne serais pas là. Ah ça oui, ton grand-père les détestait, ces Allemands, ces sales Boches qu’il disait !Elle me racontait également des anecdotes de guerre coquasses : ils n’étaient pas très malins non plus, ces Allemands ! Un jour ils viennent frapper à la porte alors j’ai eu un peu peur. Je leur demande ce qu’ils veulent et ils baragouinent un mélange de Français et d’Allemand en me montrant un poulet qu’ils avaient tué. Ils voulaient une casserole pour le mettre à cuire, encore tout plumé ! Je leur ai répondu qu’ils ne pouvaient pas le cuisiner comme ça ! 

Un premier fils naquit en 1945, témoin de la vie qui se reconstruit sur les décombres, suivi de l’arrivée à Boulogne-sur-Mer (ville qu’elle n’aima jamais) dans une pauvreté extrême.Elle dut vendre un bijou offert par sa mère pour nourrir sa famille et se défaire d’une belle-mère manipulatrice. Il n’y avait pas de travail malgré les ruines et le port. Boulogne était une de ces nombreuses villes ravagées par la guerre qui porterait pendant encore longtemps les stigmates de la misère sociale et économique dans un Nord toujours plus enclavé. Et cette petite famille qui vivotait dans une maison du Portel où le toit s’est un jour effondré était un de ces produits de la guerre et l’arrière-décor terne des flamboyantes Trente Glorieuses. Un avenir de femme de ménage et de vendeuse de fruits pour aider ses patrons se profilait. Une vie sous les ordres et le bon-vouloir des patrons. 

Le veuvage et la dépression, couple maudit, ébranla la famille, ma grand-mère encore en charge de mon père, âgé de seize ans et en pensionnat dans un lycée de mécanique à l’époque où le choix de l’orientation dépendait d’un habile jeu de relations et illustrait les recherches bourdieusiennes – une époque que nous perpétuons docilement. Elle s’installa avec mon père au premier étage de la tour HLM juste en face de leur ancienne maison, un œil toujours fixé sur cette petite demeure du souvenir aux carreaux autrefois givrés et embués, et aux murs suintant d’humidité, devenue au fil des années et des propriétaires un pavillon chaleureux. Ma grand-mère survécut à sa demi-sœur cadette.

 

Nul besoin d’arbre généalogique pour savoir ni d’où je viens ni d’où je parle.

Le cimetière de Boulogne se situe sur les hauteurs. Des lotissements modernes le surplombent : baies vitrées et balcons filants avec vue imprenable sur stèles de granit et de marbre. Plage à la quiétude éternelle. 

Un premier cimetière accueillit les vieilles tombes et ces monuments funéraires qui m’ont d’ailleurs attirée de tout temps par leur beauté et leur architecture : l’idée de reposer dans un manoir gothique à taille réduite me séduit. Il agissait telle une machine à voyager dans le temps depuis laquelle nous voyons défiler le XIXe et le XXe siècles, de même que les noms de toutes celles et de tous ceux ayant contribué à la ville. 

Une route escarpée le sépare de l’agrandissement effectué au XXe siècle. Ce cimetière, pour moi, est toujours baigné de soleil : le temps était radieux lors de l’enterrement comme il l’est à chaque fois que nous nous y rendons. 

Le gardien des lieux loge dans une petite maison enduite à la chaux à gauche de l’entrée. Des gravas crissent sous nos pas, mélangés à de la terre poudreuse qui forme un nuage brun qui se soulève devant nous. Nos chaussures se vernissent de poussière. Un doute nous envahit chaque année pour retrouver le bon chemin parmi ce dédale : un nombre et une allée comme nouvelle adresse qui ne reçoit plus que les bouquets bientôt fanés.

Le parcours est long, les bras chargés de potées fleuries et de chiffons. Nous sillonnons les allées bariolées du modeste anthracite, du noir flamboyant et du tragique blanc. Tous les ans, les mêmes tombes entretenues, lustrées, fleuries contrastent avec celles abandonnées, encrassées, dépouillées. Dis-moi la manière dont tu t’occupes de tes morts et je te dirai qui tu es. 

 

Des caveaux, des fleurs, des emplacements vides. Encore des gravas et de la terre. Et la tombe de mes grands-parents, quelques fleurs mortes dans la jardinière et quelques taches sur la pierre. Quelqu’un vient l’entretenir de temps en temps. Une tombe sobre, devrais-je plutôt dire simple, avec par-ci par-là une plaque « À ma grand-mère », « À notre mère ». Les tombes sont les témoins de l’existence menée. 

Il faut marcher sur les monuments voisins pour y accéder : un accès périlleux et irrespectueux. Un cimetière est avant tout un espace à rentabiliser.

 

Nous nous recueillons en silence. Nous partons ensuite remplir d’eau les bidons de lessive vides à la fontaine de la section. Plusieurs allers et retours sont nécessaires pour nettoyer la tombe et arroser les plantes avant notre départ. Chaque action est ponctuée de souvenirs que nous partageons à voix haute, de sourires à propos d’une histoire, d’une interrogation sur le passé. Nous aménageons proprement les jardinières : Mamie appréciait les belles choses, bien qu’elle ne pût très souvent se les procurer pour arranger un intérieur coquet. Ma mère se plaint chaque fois de l’inscription fade de mon grand-père, qui, avec du bon sens, aurait dû être redorée lorsque celle de ma grand-mère fut apposée afin d’obtenir un rendu net et harmonieux. 

Le recueillement encore, après tous les efforts, et mon regard qui se trouble.

De longues minutes s’écoulent, et je m’interroge comme Saint Augustin sur le temps[1], ce temps hermétique du recueillement : celui de l’enfance révolue, celui du moment présent mais plongé dans les souvenirs du passé, celui du futur qui se dessine avec mes origines pour pinceaux. 

En bref, le temps, selon moi, est le passé sur lequel on se construit. 

 

Une absence chaque année depuis le décès, celle de mon père : il n’est jamais revenu à Boulogne. Il y pense sûrement, à cette ville dans laquelle il a grandi, dans laquelle il a étudié, fait du judo et de l’haltérophilie, dans laquelle il a arpenté les falaises de craie blanche et de bunkersà la recherche de vieilles armes rouillées pour reconstituer un épisode imaginaire du débarquement. 

Je ne peux juger cette absence : chacun fait et vit son deuil à sa manière. 

 

Le retour laisse plus de temps pour observer les tombes alentours et compatir au chagrin des individus qui ont perdu un proche. Une jeune femme d’une vingtaine d’années est enterrée ici, tandis que là-bas une autre grand-mère a rejoint son époux. Un nourrisson repose au paradis des anges dans un renfoncement arboré à droite et plus loin on pourrait entendre les douces querelles d’une famille dont tous les membres gisent dans un même caveau – la mort ne les a pas séparés. À gauche on peine à lire les inscriptions d’un monument, tant le temps a effacé aussi bien les noms de la pierre que des mémoires.

Un cimetière est un recueil de toutes les existences possibles.

 

[1]Saint Augustin, Les Confessions : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. »

Mais nous ne sommes pas allées à Boulogne cette année. 

 

Le handicap de ma mère ne cesse de diminuer chacun de ses mouvements ; un organisme de personne âgée dans une enveloppe charnelle de cinquante ans. Elle paraît jeune à ceux qui ne la connaissent pas, mais sa canne qui résonne comme un troisième appui métallique depuis ses vingt-huit ans soupçonne une fébrilité. Son dos se bloque, sa jambe droite se fige, sa mémoire s’évanouit ne se souvenant avec précision que des choses d’avant l’opération. Après, tout n’est qu’une succession de peines et de douleurs qui accaparent son attention. Faire les quelques quatre-cents soixante kilomètres en une journée, voire en deux, relève de l’impossibilité : une épreuve qui serait dangereuse tant les douleurs surviennent subitement, paralysent son corps et ses réactions. Elle se sent prisonnière d’une existence ratée sur une table d’opération et d’un corps alourdi par les médicaments. Le veuvage d’une vie volée et la dépression dont on ne sort jamais. 

L’argent aussi manque. Comme un enchaînement irrigué par la fatalité, l’arrêt maladie donne droit à une maigre pension et aux difficultés financières. Le tarif de l’essence ajoutée à celui d’une chambre d’hôtel modeste mettraient à mal le budget mensuel serré. 

La volonté de se recueillir a un prix désormais. 

Céline Dubois

23 août 2018

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