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ILLUSIONS

Un cri effroyable retentissait dans l’enceinte du bâtiment, un cri soudain et inopiné, qui fit poser les regards sur une même porte. Toutes accoururent vers l’alcôve d’Aleth. Le rapement des sandales écorchait les dalles froides du réfectoire et des couloirs. Avec leurs longs vêtements de couleurs ternes qui se mêlaient les uns aux autres et dans lesquels s’engouffrait le vent produisant l’effet du claquement des ailes, on eût dit des corbeaux qui semblaient se précipiter vers leur proie. 

Les gonds rirent lorsqu’elles ouvrirent la porte… 

Je ne puis m’empêcher cette quête perpétuelle consistant à trouver un bruit, une légère nuisance capable de brouiller ce silence, de le perturber, ou du moins, de rompre sa monotonie… J’omets volontairement la description de toutes sortes d’offices destinées à fracasser cette tranquillité étouffante et feutrée qui devient encore plus pesante lorsque vous vous sentez observés par toutes ces femmes à chacun de vos moindres mouvements. 

 

À Notre-Dame de Grâce, on a même changé mon prénom Aleth en sœur Gabrielle pour que je m’insère mieux dans la vie religieuse et que Notre Seigneur m’accorde son pardon ; le pardon pour avoir offensé l’existence. 

Elles veulent me retirer mon identité et croient que je vais oublier… Mais il n’en est pas question ; j’ai vite compris leurs intentions ! 

 

Les seules distractions dont je dispose face à l’ennui qui guette chacune de mes pensées ici, ce sont les petits regards furtifs que je jette çà et là pour observer et étudier mes compagnes de la piété. Elles ne se doutent pas à quel point leurs mouvements, leurs gestes, leurs regards en disent long, très long et que je les comprends. Elles ont instauré un tout autre langage, absolument dépourvu de sons, et généralement bien plus riche et perfectionné que le nôtre, si commun, pour faire passer les informations essentielles et parfois, plus personnelles… Ce langage de gestes propre à leur communauté l’est encore plus à leurs affinités. 

 

Certes il y a les bases : pour une convocation chez la Mère Supérieure, elles lèvent le regard à gauche ; pour aller prier, elles lèvent le regard à droite. Puis il y a les messages intimes : pour des rendez-vous plus discrets dans la chapelle, elles décroisent les bras en dessous de la poitrine pour les recroiser plus bas. Et pour se rejoindre dans le jardin, elles détournent légèrement leur visage vers l’épaule gauche… 

Mais finalement, leurs vêtements noirs censés dissimuler, réduire voire anéantir leurs apparences de femmes, leur véritable identité, et les unifier dans la quête spirituelle n’est qu’un vulgaire subterfuge ! Ces signes les trahissent parfaitement ! Elles se disent bien plus par ces regards et gestes que j’observe, que lorsqu’elles ont le droit à la parole pendant les moments de repas et de messes. 

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À ces instants, la placidité et la morosité de Notre-Dame se transforment en sainte cacophonie ! 

Dans une salle de pierres froides et passées à la chaux, dépourvue de toutes décorations hormis d’un unique Christ poussiéreux, elles déjeunent et soupent accompagnées d’un concerto dissonant de raclements de cuillères et de gorges. Leurs conversations tournent bien évidemment autour de la religion, de l’entretien du monastère et de la répartition des tâches. Elles ne se prêtent aucune attention et j’ai la vive impression que l’humain ne prime pas chez elles. Leur dévotion toute entière à Dieu les bâillonnent-elles dans le rapport humain ? 

Enfin, lors des prières et des messes auxquelles je suis obligée de participer, placée en haut à gauche sur une estrade faite de ces inconfortables bancs en bois craquants et rongés par les vers, je scrute « mes sœurs » et je pénètre leur âme de mes yeux. C’est ainsi que j’aperçois que certaines d’entre-elles sont pleines de convictions dans leur parcours monial tandis que d’autres sont plus perplexes et moins investies ; sont-elles venues de leur plein gré ou par dépit ? Sont-elles comme moi ? J’ai l’impression que leurs chants sonnent trop faux et ne sont pas assez engagés ; elles chantent généralement un peu plus bas et plus timidement. Leur voix semble sourde, nuancée de râles et d’expressions angoissantes, comme si elles parvenaient d’outre-tombe. J’ai pitié d’elles. Ont-elles le même sentiment vis-à-vis de moi lorsqu’elles me lorgnent et s’attardent sur mes poignés, partiellement recouverts par ces manches pendantes ? 

 

Alors que les femmes du Père, les véritables, celles qui se vouent corps et âme, n’hésitent pas à hurler leur amour pour cet être invisible… Les notes que Dieu fait sortir de ces soutanes ou bien sèches et décharnées ou bien épaisses et grasses, sont extraordinaires et relèvent de véritables prodiges. Mais ces femmes, ce sont les pires ; je ne les apprécie guère car elles m’isolent par leurs yeux glaçants et me persécutent pour que je sois comme elles. 

 

Entrecoupée de prières et autres messes ennuyeuses relevant d’une véritable confusion sonore, une journée typique à Notre-Dame se déroule à peu près selon le schéma suivant : les cloches lourdes nous tirent de notre court sommeil plusieurs fois par nuit jusqu’au petit matin. 

Par refus de l’ostentatoire imprégnant et régissant de manière drastique le monastère, tout s’y fait dans la plus grande, voire la plus démesurée simplicité. Les repas y sont célébrés par une répugnance telle qu’il n’est pas indécent de supposer que Jésus-Christ n’aurait jamais partagé de telles immondices lors de la Cène ! « Mes sœurs » et moi passons ensuite la journée dans le plus pur ascétisme. 

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Notre-Dame de Grâce est dédié à la restauration d’orgues touchés par l’usure du temps. Ces majestueux instruments à vent produisant, par l’actionnement complexe et régulier d’un pédalier et du clavier des vibrations célestes et sublimes, ne peuvent se vanter que d’amener à l’extase les Chrétiens du monde entier. La trentaine que nous sommes s’efforce de faire régner de nouveau l’harmonie spirituelle musicale des églises en réajustant la tuyauterie qui est l’organe le plus impénétrable. Celui-ci éjecte sa véhémence dans le sommier et la soufflerie, délivrant ainsi la cornemuse écarlate du Diable dans sa totalité, comme j’ai coutume de lesurnommer. Des notes abyssales et ardentes sont alors engendrées, secouées par des saccades et vives et stridentes, et étouffantes et écrasantes. C’est le moment que j’espère le plus après des heures de travail acharnées qui ravivent ces stigmates funestes de tons cinabres à la naissance de mes mains. 

 

La dernière partie de la journée est consacrée à diverses activités considérées comme des « loisirs » dans cette vie moniale ascétique : chacune d’entre nous est affectée trois jours parsemaine à une tâche qu’elle apprécie. Le choix est cependant restreint : la culture de fleurs dans une partie éloignée du cloître ou bien l’écriture des textes sacrés qui manifeste un engouement étonnant et formidable chez notre Mère Supérieure et les plus dévotes. Elles laissent donc un peu de répit religieux aux autres et à moi-même qui profitons de la multitude de couleurs. 

 

Ce jardin a tout du monde originel où la candeur et la beauté règnent et où le péché est légitimement prohibé. Il n’y a que dans cet endroit que l’on peut écouter paisiblement le chant joyeux et harmonieux des oiseaux fluets, échappant au terrifiant œil divin. D’ailleurs, l’espace redonne également une once d’humanité à « mes sœurs » à la fidélité hésitante. Nous sommes alors une petite douzaine à l’entretenir dévotement et avec passion ; les fleurs et leurs caractères particuliers nous enivrant. Nous prenons soin de leurs nuances et de leurs textures dans une atmosphère balayée par de doux zéphyrs qui font frissonner agréablement leurs pétales et leur tige. On dirait une berceuse délicieuse évoquant mes lointains souvenirs… et étourdissant celles qui m’accompagnent. C’est à ces minutes perdues dans ce Paradis que « mes sœurs » se laissent aller à leurs sentiments puisque je vois très bien ces mains qui se frôlent sous prétexte de soulager les lourdes tiges. La vue n’est pas un sens qui trompe ! 

Elles jouent de ce fait un autre jeu de gestes et de regard, plus intime que celui du cloître. Au milieu des mufliers incarnats et des pivoines à l’image de notre Seigneur, on s’invite par des bleuets et des lys, des glaïeuls et des freesias. Des soupirs se font ouïr sur les matelas de gueules de loup et de renoncules, tantôts blancs, tantôt rouges. Je participe à cette liturgie et à cette polyphonie d’un autre culte par les bousculades de « mes sœurs »… Et mon adoration s’élève toute entière dans ce tableau édénique et idyllique. 

Les gonds rirent lorsqu’elles ouvrirent la porte et entendirent un dernier soupir impénétrable émanant du corps bientôt inerte de sœur Gabrielle alias Aleth. Disposée à la manière d’une croix dans sa cellule, une immense tâche carminée se répandait tout autour d’elle,abondamment alimentée par ses deux poignets déchirés définitivement. Ses deux yeux d’un vert émeraude pur fixaient sereinement un point du plafond qui parûtêtre une connexion directe et vertueuse avec l’Être Suprême. 

Les sœurs s’approchèrent et distinguèrent au coin des lèvres vermeilles un léger sourire à la fois sarcastique et concupiscent. Celui même qui provoquait l’indignation par les comportements indécents de sœur Gabrielle lors des messes, des repas et plus encore, lors des promenades tranquilles et innocentes dans le jardin où son état psychique se dégradait lamentablement et obligeait le reste des sœurs à la garroter dans sa cellule jusqu’au lendemain matin. 

La Mère Supérieure arriva d’un pas résonnant. Elle sillonna de la vue la lugubre pièce et prononça ces mots : « Sa schizophrénie a eu raison d’elle ; ses parents vont être tristes mais notre Très Saint Père ne peut point lutter parfois contre les démences les plus rudes ». 

Céline Dubois

2014-2015

Texte primé au concours de nouvelles entre les lycées Henri IV, Louis-Le-Grand, Fénelon.

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