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Il s'agit d'un projet de roman inachevé débuté le 23 juin 2016

THE S.HOW

Prélude

La Seine dégorgeait de ses tourbillons amorphes parsemés d’une écume discrète. Des ondulations s’agitaient violemment au centre ; un souffle épais s’y engouffrait et y faisait triompher cette mousse vaporeuse et blanchâtre en des monts éphémères. 

Pour la septième fois en cette fin d’année, le fleuve jadis paisible dont on relevait une crûe spectaculaire au moins une fois au cours du siècle avait répandu son humeur par delà les frêles sacs de sable maladroitement disposés à la hâte et les ingénieuses infrastructures en béton armé qui prolongeaient les remparts des quais de Seine pour s’étendre aux pieds du Collège de France et sur tout un périmètre similaire. On craignait déjà un prochain phénomène de ce genre qui pourrait dépasser la quinzaine de jours et provoquer des dégâts encore plus considérables. Les météorologues échafaudaient leurs théories concernant les aléas climatiques à venir sans aucune certitude : le mois de novembre arrivait à son terme et succédait en chutes de neige et en pluies abondantes à un mois d’octobre plutôt rayonnant. 

Des troncs d’arbre dénudés restaient coincés dans les structures métalliques des ponts qui enjambaient la Seine. Des déchets quelconques jonchaient les rues. Des os et des crânes s’étaient échappés avec zèle des ouvertures occultes. Il fallait alors faire appel aux troupes d’hommes en vert pour récurer et pomponner de nouveau la capitale puis à son propre bon sens pour entasser dans les souterrains humides les reliques du passé afin qu’elles jouissent de nouveau d’un repos christique… en attendant une imminente sortie !

Les transports en commun pouvaient reprendre leur routine après avoir été supplantés par des navettes amphibies à grandes capacités afin d’assurer la jonction entre les deux rives.

 

Alice ramassa un de ces centimes négligemment égarés. Quelques heures s’étaient écoulées avec nonchalance depuis son escale ratée rue de Beaubourg durant lesquelles elle se promena, taciturne, comme droguée à la mélancolie dans le quartier. Elle poursuivait d’un même rythme sa traversée du pont Louis-Philippe en la ponctuant de temps à autre de respirations profondes. Elle dominait de cette manière à son tour le fleuve devenu mystiquement tranquille. Et sous ce ciel bas, alourdi par d’immenses masses nuageuses, ses longs cils noirs qui appuyaient un regard franc mais perdu dans le lointain clignaient, perturbés par un vent soudain, par le chaos encore transpirant de ce paysage urbain autrefois submergé…  

 

Il n’y avait plus que neuf stations avant que Mathilde n’arrivât à Montparnasse-Bienvenüe par la ligne douze. Son épaisse écharpe en laine mauve de qualité modeste mais qu’elle chérissait pourtant[1]calait sa tête fatiguée d’une intense journée de travail contre la vitre taguée et grasse. Elle avait pu trouver une place assise près des portes du wagon à Saint-Lazare et reposer ainsi tout son corps assailli de diverses douleurs qui se succédaient les unes aux autres. Elle appréhendait déjà le moment où la voix claire et cristalline allait annoncer son arrêt, et qu’elle devrait soulever tout son être par les contractions nécessaires et pénibles de ses membres engourdis. 

 

« La selle est encore trop basse » grommela Fabrice en descendant pour la seconde fois du vélib’. « Je suis pressé. Allez, mets-toi bien ! » jeta-t-il les dents serrées. La dernière tentative fut la bonne ; il s’élança frénétiquement dans l’ascension de la rue Lecourbe en direction du plus haut gratte-ciel intra muros de Paris. Esquivant habillement quelques piétons et autres engins motorisés, il devait être dans un quart d’heure aux pieds de la tour et redoutait, malgré ses efforts, que cela ne fusse le cas… Son épouse allait sûrement devoir patienter. Et il savait qu’elle serait un peu plus agacée, de surcroît en ayant attendu dans le froid. 

 

Ils empruntèrent chacun à leur tour l’ascenseur qui montait sans interruption jusqu’au cinquante-sixième étage. Et se retrouvèrent confrontés à un fourmillement inquiétant de caméramans, de régisseurs, de monteurs et d’une multitude d’opérateurs aux tâches plus ou moins nébuleuses. Des ordres étaient hurlés d’un bout à l’autre du plateau, auxquels des soupirs démesurés succédaient, encore audibles parmi le ballet moderne des talons aiguilles vertigineux modestement interprété par les quelques rédactrices et chargées de communication, la productrice et la directrice post-production.  

Une maquilleuse s’avança vers Mathilde. C’était facile de l’identifier avec ses trousses noires attachées à sa ceinture d’où dépassaient des pinceaux et des mascaras. « Mathilde Bertrant ? » interrogea-t-elle en haussant la voix pour être entendue par son interlocutrice. Sans même attendre une réponse, elle poursuivit, impérative et distante : « Il ne reste plus que vingt-trois minutes et cinquante-six secondes pour vous préparer avant de prendre place sur le plateau. Je ne peux pas faire de miracles. » Elle avait jeté un furtif coup d’œil aux chiffres rouges derrière Mathilde qui défilaient afin d’assurer une ponctualité exagérée, certainement caractéristique du monde télévisuel. Elle avait de plus jugé nécessaire de lui rappeler son visage meurtri par l’harassement, ses yeux émeraudes autrefois scintillants qui se recouvraient d’un voile terne au fur et à mesure des jours, sa bouche charnue qu’elle pinçait lors de longues méditations, son teint blême qui laissait apparaître les capillaires sanguins de ses paupières.  « Suivez-moi. »[2]Son ton sévère faisait finalement partie intégrale de sa personnalité. Et Mathilde soupçonna qu’elle l’eût davantage aiguisé et affirmé afin de s’imposer dans un milieu qui favorisait les relations. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne lui emboîtât le pas, surprise par l’expression qu’elle avait employée : habituellement c’était elle qui l’utilisait avec un savant mélange de lassitude et de cordialité, saupoudrée d’un tutoiement hasardeux

  • « Bon on va se poser dans le coin éclairé, là-bas, qu’elle désigna dynamiquement par un balancement de menton. Je vais vous mettre un peu de poudre et un rapide trait pour rehausser vos yeux. Mais de toute façon vous n’êtes pas ici pour rayonner sinon ça ne sera pas crédible. Faut garder une certaine authenticité physique pour votre récit sans tomber dans l’apitoiement ! Ok ? Après une collègue viendra brosser tout ça. Elle pointa du doigt la chevelure de Mathilde en remontant son sourcil droit tout en pinçant vers la gauche sa bouche dans une grimace d’exaspération. Et vous avez d’autres vêtements ? Parce que là ça va pas le faire ! 

  • Oui oui, balbutia Mathilde, ahurie pour tout ce chahut. On m’a dit de prendre des affaires plutôt sombres donc j’ai amené… 

  • C’est pas encore votre enterrement mais ça ira. Vous vous changerez derrière les paravents. Quand vous serez prête, vous irez à la terrasse. Ils vous installeront. »

 

Le cri strident de la sonnerie prévenait qu’il restait moins d’une minute avant le début de l’émission.

 

Des lumières tamisées dévoilèrent petit à petit les treize participants siégeant sur de moelleux clubs caramel cloutés. L’ambiance se voulait chaleureuse. Un éclair lactescent et pur s’abattit sur Celestin Atkins, le présentateur. Il serait pour les semaines à venir l’impitoyable maître du jeu. 

Fabrice se rendit compte qu’il l’avait déjà aperçu : lorsqu’il attendait dans ce vacarme, il avait remarqué un homme assis à la carrure droite et rectangulaire converser avec deux autres personnes en élégants et onéreux costumes. Une maquilleuse agile s’évertuait à accentuer les traits vigoureux de son visage et de sa mâchoire carrée tandis qu’une coiffeuse sérieuse aux lunettes de secrétaire noires et à la coupe à la garçonne fuchsia volumineuse sur le haut du crâne tenait et coupait quelques mèches brunes – histoire d’ajuster –, dégageait les tempes et aspergeait le tout de laque. Elle contractait sa gorge et ses poumons pour éviter de tousser. Mais lui inhalait tout ce nuage délétère sans le moindre tressaillement !

La régie diminuala musique du générique. 

 

« Bonsoir à toutes et à tous ; nous voici donc en direct ce soir, comme tous les vendredis soirs, de la Tour Montparnasse. J’espère que vous êtes aussi confortablement installés que nos invités et que vous profiterez aussi bien de cette nouvelle émission que du magnifique ciel étoilé qui nous est aujourd’hui offert ! » Débita-t-il énergiquement. « Hier c’était Antoine, notre quarantenaire handicapé mental qui remportait la dix-neuvième édition. Applaudissons-le encore une fois ! » Le public exécuta l’injonction. Celestin s’avança vers Antoine pour lui tendre le micro : 

  • « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Soulagé ? Avez-vous réussi à trouver le sommeil après cette grande victoire ? S’enquit-il bienveillamment.

  • Je… je suis content. C’est bien. J’ai bien dormi mais beaucoup de gens voulaient me voir. Ce n’était pas facile au début.

  • Encore bravo ! Admirez votre succès ! Vous êtes un exemple de résistance à la tentation, d’autant plus que les premières semaines furent éprouvantes pour vous. Or, vous avez tenu bon ! Votre victoire est une belle surprise. J’espère que vous allez en profiter. »

 

Le récent gagnant acquiesça. Tout en rejoignant les convives, Atkins poursuivait son monologue de lancement. « Pendant treize semaines, nous allons découvrir treize nouveaux profils. Et d’après ce que j’ai pu entendre (prétendit-il sur le ton de la confidence), vous n’allez pas être déçus de cette vingtième émission ! D’ailleurs toute l’équipe tient à remercier votre aimable participation : chaque semaine, vous êtes plus de quatre-vingt millions à suivre nos candidats en France, ce qui nous place juste derrière la Chine, les Etats-Unis, la Russie et le Royaume-Uni ! Bravo ! C’est un succès qui ne se dément pas et nous vous promettons encore plus de rebondissements et d’originalité. » Un jeune chauffeur de salle, blond, frêle, la tête enfoncée dans des épaules proéminentes leva son panneau : « Applaudissements ».

« Depuis cinq ans et à raison de quatre shows, il me paraît inutile de rappeler les règles du jeu. Vous, public, les connaissez par cœur (argumenta-t-il avec un regard perçant, l’index pointé, les projecteurs s’étant subitement assombris comme pour restituer une scène de jugement dernier) et savez vous montrer intransigeants lors des sélections hebdomadaires. Et vous qui allez nous divertir par votre infâme vie, votre présence suffit à remémorer le but de cette télé-réalité. » Il se positionna au centre du plateau, devant les invités. Tous les spots illuminaient alors religieusement son impressionnante posture galvanisante. 

« La vie n’a pas de prix : dites cela à nos candidats. Bienvenue à la vingtième saison de The Suicide Show ! » prononça-t-il fatidiquement avec son accent américain. Une musique tonitruante retentit, extirpant les acclamations tapageuses du public dans une cacophonie grotesque et délirante, bombardée de boulets lumineux jetés de part et d’autre du plateau, balayant aléatoirement quelques têtes, battant quelques tempes, tambourinant quelques artères. 

 

 

 

 

 

 

Des milliers d’yeux dévisagèrent les candidats alignés alternativement en fonction de leur sexe. Une brise fugitive et glaçante fit frémir les plis de leurs vêtements et leurs mèches non figées par la laque malgré les chauffages effervescents éparpillés à travers tout le plateau. Matisse eut un léger tressaillement. On sentait à peine cette essence humaine qui se dégage habituellement des corps humides et chauds, qui répand son identité olfactive insolemment et dont la physionomie se meut sous l’égide des émotions. Des claquements successifs partant de la gauche retentirent qui affichaient des écrans placés au-dessus des têtes des participants pour indiquer impersonnellement aux spectateurs les prénoms et noms, les âges, les professions et les lieux de résidence. Celestin Atkins les commenta d’un ton guttural. 

 

Sarah Kapersky. 29 ans. Anciennement ingénieure commerciale. Boulogne sur Mer.

Fabrice Machelli. 45 ans. Distributeur de journaux. Chambly.

Bénédicte d’Andigné. 56 ans. Mère au foyer. Lamorlaye.

Zafer Khalid. 38 ans. Agent d’entretien. Bobigny. 

Mathilde Bertrant. 34 ans. Prostituée. Paris XVIIIe arrondissement.

Matisse Clérin-Valenssois. 8 ans. Élève en CE2. Beauvoir.

Alice Avedin. 19 ans. Étudiante. Paris Ve arrondissement.

Matthieu Himbert. 26 ans. Paysagiste. Domme.

Ashley Brogham. 17 ans. Lycéenne. Paris VIIe arrondissement – Londres.

Stéphane Laurençon. 43 ans. Courtier en assurance. Sarron. 

Chloé Jeynis. 23 ans. Ancien mannequin et actrice. Paris IVe arrondissement – Deauville.

Odile Schoenberg. 82 ans. Retraitée. Le Tilleul.

Jacques Préchon. 49 ans. Chômeur. Clermont-Ferrand. 

 

Autant de spectres humains auxquels on allait s’intéresser pendant quatre mois. Autant d’âme en déperdition qui allait divertir inlassablement. Autant de traumatismes éparpillés rassemblant amèrement espoir et résignation dans une dernière impulsion. 

 

« Vous savez ce qu’il vous reste à faire, public ! Retenez un maximum d’informations en une minute sur nos candidats pour leur éviter une première nomination. C’est parti ! » La voix de l’animateur bouscula le silence qui s’était alors installé. Les spectateurs se concentrèrent puis se munirent des télécommandes tactiles pour rentrer les données à l’extinction de tous les écrans identitaires. Chaque foyer s’activait de même avec son téléphone ou sa tablette. Il fallait sélectionner impartialement trois prétendants afin de découvrir leur vie respective et rassasier la curiosité. On ne pouvait d’ailleurs se permettre de dévoiler toutes les histoires, au risque de perdre de l’audimat ! Une neutralité étouffante et terrifiante se lisait sur chacun de leurs traits. Aucun eux ne sourcillait. Aucune perle d’angoisse ne fendait un front. Et aucun muscle ne se contractait lors de la déglutition qui aurait fait naître un léger creux fébrile entre les deux clavicules. Cette minute fatidique était les prémices de la mort : il semblait qu’une poussière lourde et invisible s’engouffrait en eux par la bouche et les narines pour paralyser la respiration et atrophier les organes. Seulement les paupières qui se rétractaient comme réaction passive à la suffocation faisaient jaillir deux globes oculaires sur le point d’être énucléés. C’est à ce mouvement quasiment indiscernable que la vie se manifestait encore chez ceux qui avaient choisi de la défier. Les quelques notes de musique feutrée s’apaisèrent et se mutèrent en un son grave lancinant pour accentuer le suspens. Une pénombre toute entière submergea le plateau. Seuls de petits projecteurs jaune pâle disposés au pied des fauteuils des participants caressaient le bas de leur visage. 

« Bien. Les premiers jeux sont faits, s’exclama Atkins. Et il est plus ici question de hasard – et de malchance – que de la propre volonté[3]de n’importe quel suicider. De toute manière, c’est ce hasard, cette malchance et le couperet du publicqui font les maîtres mots de notre jeu, n’est-ce pas ? Et puis… Oui, un peu d’espoir et de vigueur chez nos candidats s’il faut leur accorder une quelconque emprise sur tout ça. » Les paroles insignifiantes défilaient lentement sur le prompteur. Il s’agissait simplement de faire monter la tension. « Je rappelle pour les téléspectateurs novices que si l’écran du candidat devient rouge, alors celui-ci se voit dans une situation critique : sa vie est mise à l’épreuve pendant une semaine et il doit se montrer vaillant et résistant pour ne pas sombrer définitivement. Il peut plusieurs fois de suite ou non être nominé ; à lui de gérer ses pulsions. Enfin, et vous l’aurez bien compris, le seul et unique prix à remporter ici est son existence avec la cagnotte amassée lors des paris[4]effectués par le public ! Il est temps de faire connaissance avec nos trois premiers invités ! »

 

Les battements sonores se firent plus cadencés et, s’unissant aux sourdes vibrations du cœur, engendrèrent une alchimie qui secouèrent les pouls de tous. 

Trois spots éblouissants. Trois fauteuils qui glissèrent pour se détacher d’environ trois pas du reste des participants. 

L’incrédulité soupçonna à tour de rôle quelques profils éclairés du public avec une pointe de haine. 

L’acceptation eut un bref frisson faisant saillir les fins poils bruns de ses bras avant d’endurcir sa physionomie en serrant sa mâchoire, l’intensité de ses yeux noirs se dessinant par l’apparition de minuscules taches carmines projetant un horizon spirituel impénétrable.

La résignation, délivrant instantanément tout l’air fiévreux de ses poumons, laissa tomber un regard abattu et morne sur sa jambe gauche, la lèvre inférieure relâchée permettant d’entrevoir quelques dents. 

  • « Eh bien on dirait que le public ait eu une mauvaise mémoire vous concernant ! Jeta malicieusement Celestin aux trois candidats. 

  • C’est une honte, un scandale ! Mon profil est tout ce qu’il y a de plus simple à retenir ! Bon sang ! Il doit y avoir une erreur, ce n’est pas possible ! Où sont les résultats ? Mais réagissez Monsieur Atkins, fichtre ! Bénédicte d’Andigné s’agitait sur son fauteuil et crachait, rubiconde, toute son indignation. 

  • Du calme Bénédicte, quel spectacle offrez-vous ! Reprenez-vous enfin ! Ces jurons ne sont pas dignes d’une pieuse et respectable femme comme vous. »

 

L’autorité du présentateur lui fit prendre conscience de son état hystérique qu’elle s’empressa de modifier pour se confondre avec l’image qu’elle véhiculait, celle d’une femme aimable et souriante, altruiste et cultivée, charitable et vertueuse. « Pardonnez-moi cet emportement. C’est une épreuve de Dieu et je suis là pour prouver que ma foi est inébranlable et qu’elle me permettra de remporter ce jeu.[5] »

 

« Quel jeune âge pour participer à cette émission ! Et encore vous n’êtes pas la benjamine. D’après votre profil, vous étudiez. Dites nous en un peu plus pour que l’on fasse plus ample connaissance. » Il se sentit obligé de lui faire un clin d’œil, comme pour instaurer une intimité partagée. Tout en se rapprochant d’elle, des fossettes s’esquissaient sous l’ébauche d’un sourire qui se voulait débonnaire et que l’on pouvait accuser de profiteur lorsqu’il se plaça derrière le siège de Alice pour masser tendrement sa nuque et ses épaules tendues. Sa pupille se dilata. Une chaire de poule subite parcourut son corps. Son ventre se tordit dans un malaise général. « Ne soyez pas si timide ni si angoissée, voyons ! Certes la fortune rythme cette télé-réalité mais elle sait être juste avec les jeunes filles resplendissantes dans votre genre ! » La main droite d’Atkins s’empara d’une mèche brune et ondulée qu’il huma intensément. « Quel délice, ce parfum de la jeunesse ! Comme les cerisiers japonais en fleur de la Grande Serre ! Enivrez-vous, spectateurs ! » Les têtes renversées en arrière, les yeux clos, les narines cherchant un semblant de pureté printanière – disparue depuis la fin des saisons –, le plateau aux allures d’éden onirique se vêtait d’une pelouse verdoyante pour certains, d’une végétation suspendue pour d’autre, d’un havre de paix exotique pour tous. Puis de la main gauche, il effleura du bout de ses doigts manucurés le bras de la candidate pour saisir son poignet avant de s’exclamer : « Toute la douceur et la fraîcheur réside ici, dans cette candide mollesse ! »

  • « Alors qu’étudiez-vous ?

  • L’Histoire de l’Art.

  • Eh bien ne vous arrêtez pas en si bon chemin ! 

  • Je n’ai pas grand chose à dire…

  • Et nous, nous n’avons pas grand chose à faire ce soir, hormis vous écouter ! Qu’est-ce qui vous passe par la tête en ce moment ?

  • Rien. En fait c’est ça le problème. Quand j’ai entendu dire mon nom, je me suis sentie – et c’est peut-être heurtant – libérée. La dernière chose que je pouvais faire de ma vie, c’était de venir ici, de tester mes limites, jusqu’où je peux aller. Et aussi, ne plus avoir honte de ce que je suis puisque plus de quatre-vingt millions de personnes me regardent et me jugeront probablement. Mais là, à cet instant précis, une espèce de néant me remplit… 

  • Donc si vous n’avez rien à dire sur votre état d’esprit présent, parlez-nous de vous, de votre vie ; c’est ce qui nous intéresse le plus ! 

  • Je suis à la fac. Cela fait quelques années que j’habite dans ce que l’on appelait le Quartier Latin, un petit studio pas cher. Je donne quelques cours par-ci par-là à des enfants et adolescents de bonnes famille (elle lança son regard vers Bénédicte) pour arrondir mes fins de mois. La vie étudiante est excessivement chère et difficile. Et puis de temps à autre, je travaille dans des musées[6]. Bref, rien de très passionnant et juste de quoi préciser humainement ces épées de Damoclès modernes (lâcha-t-elle pour qualifier les panneaux identitaires) ! »

Bénédicte d’Andigné s’immisça dans la conversation. Elle déplora la condition des étudiants en donnant l’exemple de deux de ses huit enfants qui poursuivaient des cursus différents mais exténuants. Son époux, d’ailleurs, éminent professeur de lettres classiques à la faculté et dans de grandes écoles, était scandalisé de tant d’abandons et d’échecs. 

  • « Heureusement que nous sommes une famille soudée. Dire que mon petit Paul va quitter notre doux foyer l’an prochain pour aller étudier à l’étranger. Je suis fière de l’exemple donné par ses grands-frères et grandes-sœurs qui le pousse à se dépasser. Je remercie Notre Seigneur d’avoir été aussi bon envers nous. 

  • Tout le monde n’a pas une famille soudée, comme vous dites. Et les études sont surtout éreintantes quand vous devez mener de front vos révisions et vos partiels avec de petits jobs épars afin de payer le loyer, vous nourrir, vous habiller et, dans le cadre de mon parcours, visiter (lui adressa-t-elle avec une sourire policé et forcé). Il n’y a aucune dépense fortuite pour se faire plaisir. Vous vivez en ascète, je ne sais pas si vous comprenez ça ! De toute manière toutes les études sont fatigantes, mais c’est une fatigue différente quand on est passionné. Enfin, ces abandons et ces échecs qui semblent vous choquer bousillent les gens car trop de pression inutile s’accumule et les piège.[7]

  • Je comprends votre colère. Êtes-vous croyante ?

  • Êtes-vous naïve ? Bénédicte d’Andigné s’offusqua ! 

  • Mesdames, et si Stéphane se joignait à notre conversation ! »

 

À l’entente de son prénom, le quarantenaire sortit de sa léthargie. Il fut ébloui par un projecteur et dut attendre quelques secondes avant que la tache blanche qui s’était fixée sur sa rétine ne se dissipe et laisse entrevoir le visage anguleux du présentateur. C’était comme si son âme s’était évanouie dans une enivrante nuée vaporeuse et qu’elle vacillait d’un vagabondage expiatoire et votif à une valse véhémente et viciée. Des vibrations polychromes dissonantes se précipitaient vers les deux portes de l’âme, les assaillaient et martelaient…

  • « Les yeux des téléspectateurs sont rivés sur vous ! Ils veulent savoir qui vous êtes ! La voix fougueuse de Celestin Atkins l’arracha de l’état presqu’hypnotique qui l’engloutissait.

  • Du gâchis, lâcha Stéphane sans concession. Pfff ça ne ressemble à rien !

  • Pardon, quoi donc ?

  • Je suis un raté ! Pas de compagne. Hormis quelques coups d’un soir, mais ça fait bien des mois que ça ne m’est pas arrivé car j’ai plus envie de rien… Et forcément pas d’enfants. Je suis conscient que je me laisse aller (il pince un léger bourrelet). Façon je ne leur aurais transmis quoi ? Mon emmerde perpétuelle ? Franchement à quarante-trois ans, c’est comme si je n’avais pas à aller plus loin. J’ai bien fait de venir ici. Ça va être rapide ! 

  • Ah ne dites pas ça ! Vous êtes ici pour vous surpasser ! Sinon il fallait vous pendre dans une quelconque forêt et nous épargner ce discours maussade !

  • Vous voulez que je vous dise quoi ? Je n’ai rien à ajouter au débat de ces dames… s’exprima-t-il, empli de monotonie. 

  • Eh bien battez-vous ! Il y a la vie et de l’argent à la clé !

  • Je gagne correctement ma vie et pourquoi avoir de l’argent ? Pour s’offrir une maisonnette dans un cimetière chic de la banlieue parisienne?

  • Pour vivre décemment et éloigné de tout problème, pardi ! » 

 

Une voix dans l’oreillette d’Atkins lui instigua de lancer les six minutes de publicités aidant les ménages à dépenser généreusement leurs salaires et à détendre leur vessie sans empressement. 

 

[1]Suggestion : indice et histoire à développer à propos de cette écharpe en laine ?

[2]Suggestion : expression « Suivez-moi » à développer dans la partie de Mathilde Bertrant en rapport avec son activité. 

[3]Questionner la « volonté » des personnages dans le jeu : certes ils ont signé pour être là mais sont-ils conscients de leur acte ? Ou au contraire, ont-ils plein pouvoir ?

[4]Il faudrait repenser « les paris » en écho cohérent avec la suite du récit. Cf. fiche fonctionnement de The S. Show.

[5]Suggestion : Bénédicte d’Andigné récite un verset ? (=> cohérence de son discours avec la suite du récit).

[6]Suggestion : trouver un autre job d’étudiant original. 

[7]Passage à modifier ?

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