top of page

Semaine III

Une harpe crispée susurra douze coups discrets dans la nuit assoupie. Sept perles carmines s’écrasèrent en de sourds échos dans un calice miroitant un visage exsangue, pernicieux, malin. Satan ivre orchestrait une chorégraphie dissonante et titubante de son violon funèbre. Des dépouilles rachitiques et méphitiques émergeaient de leur fade sommeil au rythme d’une valse incantatoire, se réveillant doucement d’une paresse béate. Des flûtes, des hautbois et des violons fantomatiques étourdissaient les valets moribonds, emportant dans leur euphorie alanguie un corps meurtri de plaies. 

Le Maître de cérémonie arpentait les couloirs de l’âme, mélomane majestueux, violoniste solitaire. Il exhortait les squelettes sautillants et les os grinçants à participer au cortège décadent. De paillardes réjouissances étaient servies au banquet ardent, que l’on célébra d’un Dies Iraeessoufflé mais victorieux ! 

La Faucheuse, galvanisée par ce ballet funeste, savourait l’obscurité cuivrée de l’hiver et ses tourbillons déconcertants. Son nouveau sujet souleva la herse des ténèbres, sonnant le glas des festivités lucifériennes, suscitant les gémissants des instruments et des convives. 

La Mort entonna modestement les motifs obsédantsde son hymne ultime. Et c’est une virtuose et véhémente valse qui vibra de tout son soûl pour élever sa nouvelle vedette trépassée vers le ventre dévorant des vénérables et voluptueuses vanités, sauvée de la vicieuse et venimeuse vermine qui se vêtit du voile de la vérité pour abreuver son voyeurisme… Le caveau des esprits vagabonds se rasséréna dès les premières lueurs de l’aurore.[1]

 

[1]Note de l’auteur : à lire à la lueur de la Danse Macabrede Camille Saint-Saëns. 

L’aréopage hydrocéphale et quinteux arbitrait pendant cette troisième semaine la plus phénoménale des psychomachies modernes ! Une curiosité envahissante et gloutonne, couplée à l’excitation, avait renvoyé Ashley et Zafer, désormais pauvres vecteurs de lassitude, pour s’immiscer dans trois nouvelles existences médiatisées, gavant de pathétisme, de bigoterie et d’atrocité l’arène pervertie. 

 

« Mes très fidèles numérico-spectateurs, notre devise, chez The S. Showest de vous CHOU-CHOU-TER ! » Celestin Atkins insista sur chaque syllabe, avant de suspendre son monologue, s’enveloppant de la pénombre factice du mystère… Il voulait faire monter la fièvre furieuse qui rendait rubicondes les faces grossières et gonflées, aux yeux révulsés, aux nasaux dilatés et aux lèvres craquelées. 

« Et pour combler vos attentes, nous avons là un petit cadeau qui va vous ravir et qui va révolutionner votre manière de participer au magistral show, annonça-t-il sur le ton de la malice. Cette semaine, tandis que nos trois candidats nous offrait leur vie en spectacle fascinant de pathos, Monsieur Prospeures a succédé à notre ancien PDGI[1]qui a pris une retraite bien méritée ! Pour célébrer la nouvelle direction du jeu et pousser The S. Showvers une nouvelle ère, il a été convenu, Mesdames et Messieurs, que, dorénavant, vous puissiez PARIER DIRECTEMENT via le lien tactile qui vous permet de vous connecter partout : ΘPARIS-GAGNANTS ! Qu’est-ce que cela change pour vous ? Beaucoup de choses ! » Subitement, un écran éblouit l’assistance, comparant les deux systèmes et récapitulant les nouvelles règles. Il s’agissait de capter tant l’audimat physique que virtuel pour engendrer une vague aberrante d’enthousiasme. D’une voix hypnotique, Atkins commenta : 

« Si avant l’IPHEOS enregistrait vos intuitions, si avant il n’y avait qu’un seul gagnant et de nombreux déçus, eh bien sachez, Mesdames, Messieurs, que ce temps est définitivement ré-vo-lu ! En effet, avec ΘPARIS-GAGNANTS : showles gains ! Pas de perdants, uniquement des gagnants ! Pour cela, rien de compliqué : il vous suffit juste d’ouvrir le lien qui s’affichera désormais en permanence en bas de votre écran et la puce implantée derrière votre oreille droite fera tout le travail (identification immédiate, remplissage des données personnelles, transfert d’argent). Une pure simplicité ! Un jeu d’enfant ! La mise minimale – quasiment dérisoire – de cent eurosvous ouvrira ainsi les portes de l’Eldorado de la spéculation et de la convoitise : un palais garni de cornes d’abondance d’où jaillissent des torrents triomphants de cadeaux estampillés du logo de The S. Show, en plus de la possibilité de remporter LE GAIN tant désiré de la semaine, nettement plus conséquent qu’auparavant ! 

Pariez autant de fois que vous le voulez ! Chaque tranche de mise correspond à des cadeaux auxquels vous pourrez aspirer (un par mise) et plus votre mise sera importante, plus vous aurez le choix entre des cadeaux les plus affriolants les uns les autres ! Si vous êtes l’heureuse élue ou l’heureux élu qui aura prédit avec le plus d’exactitude ce qui est attendu par la question hebdomadaire, alors vous remporterez le principal gain et celui que vous aviez choisi. Dans le cas contraire, vous remporterez tout de même le cadeau concordant à votre mise ! C’est facile : jouez, gagnez ! Et sans restriction d’âge ! 

Je vous prie, maintenant, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir faire un tonnerre d’applaudissements pour le magnanime Monsieur Prospeures ! » Atkins profita de l’émoi pour jeter la question qui allait défouler les imaginations et déferler les mises : « Quel sera le plus beau suicide ? » Le public délirant succomba à l’habile boniment de foire qui se vautre dans les formules alléchantes de simplicité et de promesses pécuniaires. Un appât de choix, bête et exalté, sa rua monstrueusement sur le lien, alors même que se terminait le primeet que les suicidersquittaient le plateau. Celestin Atkins et la production avaient réussi leur coup de maître !

 

​

[1]PDGI : Président Directeur Général International.

« Va te coucher ! » : un impératif de nécessité, la plupart du temps prononcé envers les petits chevaliers à l’attaque du sommeil, par des parents préoccupés par une hygiène de vie équilibrée et qui l’agrémentent d’une douce comptine et d’un affectueux câlin. Alors l’injonction revêt la tendresse du « Bonne nuit », remplie de chaleur moelleuse et protectrice ! Se répand le baume sucré de l’amour qui défend, une nuit de plus, l’alcôve aux allures de forteresse fantastique… 

Mais Matisse ne connaissait que le « va te coucher » ferme et sec. Celui des parents dont la discipline est de se débarrasser des gosses gênants pour la soirée ! Celui qui claque chaque soir comme un coup de fouet : froid et indifférent, le chassant de l’autel télévisuel aux silhouettes épileptiques pour le renvoyer dans son donjon sinistre. Un donjon ténébreux, tantôt rêche et glacial, tantôt transpirant et suffocant, qui étreignait le chétif corps de toute sa charpente brune et robuste. Ce n’était autre, en réalité, qu’un grenier mal isolé que l’imagination d’un petit garçon avait transformé en pièce terrifiante. Tous les soirs, il redoutait la résonnance du fatal « va te coucher », l’interminable corridor du premier étage où se faisaient face les chambres de ses demi-frères jumeaux, la pénombre qui s’annonçait dans l’encadrement de la porte, l’escalier enfin : son escalier, poussiéreux, aux marches irrégulières traversées de clous saillants, râpeuses, grinçantes, reliées par des toiles d’araignées et aux murs stigmatisés de griffures, jonchés de lambeaux de papier peint tiraillés par les changements surprenants de température. Lorsque le soleil tardait lui-même à se coucher, ses rayons transperçaient de lances rectilignes le grenier qui devenait un gruyère dans lequel la lumière pure peinait à éclaircir l’épais et opaque nuage de poussière soulevée. L’atmosphère y était ainsi pareille à une brume grisâtre et lourde. 

Là, cette nuit encore, parmi ce fatras de cartons empilés, éventrés, aussi oppressants que la charpente, Matisse se couchait sur un ridicule lit d’appoint. Le matelas, de la finesse d’une crêpe, indiquait la forme fœtale adoptée par l’enfant pour dormir, empreinte utérine nourricière et rassurante, couvée par les bourrelets de mousse et de tissu des extrémités. Il y cherchait le réconfort maternel. Ses nuits n’étaient jamais calmes : il tressaillait dès que les marches craquaient sous le poids de l’obscurité et de l’épouvante, dès que les planches de bois au sol ricanaient de ses pleurs tandis que les cartons projetaient de formidables formes ogresques sur les poutres et que les ombres de deux lutins se prêtaient à un cache-cache sadique. Le sommeil impénétrable de la nuit calfeutrait les gémissements du garçonnet blotti sous ses couvertures, subissant les assauts répétitifs et obsédés des deux lutins, ou plutôt des deux incubes stimulés par leurs pulsions pubertaires obscènes, dévoilant leur face roussâtre pétrie par l’infamie. 

Là, cette nuit encore, la sordide routine transformait le grenier en antre incandescente de supplices où régnait la solitude de l’oubli en proie à deux fauves bouffis par les hormones. Là, cette nuit encore,l’alchimie brutale et bilieuse d’une libido indomptable rendait leurs infernales gueules dégoulinantes de bave acide, brandissait les braises de leur férocité, brûlait les membres ébranlés de ces deux bêtes carnassières, tordait d’abominables convulsions leurs abdomens, essoufflait les brames fougueux. Là, cette nuit encore,les deux prédateurs défigurés par l’appétit incestueux se muaient en un unique monstre – flétri par sa difformité, celle-ci située au niveau du bas-ventre, anormalement, démesurément, continûment bombée – rassasié par la pratique de l’anthropophagie puérile. Les sourds sanglots abreuvaient le commencement de leur rite nocturne : dépecer la chasteté des rêves d’enfant, ronger les lunes brillantes d’insignifiance, broyer la quiétude des couches réchauffées par les naïvetés fébriles, déglutir l’innocence du malheureux banni…

Là, cette nuit, la dépouille gisait, abandonnée, sur les lattes abruptes, muettes après l’horreur, emplissant l’atmosphère dilatée d’un recueillement futileet d’une désolation hermétique. Là, cette nuit encore,une masse de lambeaux figée suintait des affres nocturnes, aux pieds du châlit d’infortune. Là, cette nuit encore,des stigmates bigarrés s’ajoutaient, se superposaient, estampillaient en boursoufflures l’atroce polychromie de la carcasse noircie, purpuracée, violacée, porracée, ochracée, tannée et mutilée.[1]

 

​

[1]Anaphore « Là, cette nuit encore » à utiliser davantage avec parcimonie pour éviter la lourdeur et faciliter la fluidité du texte ? Ou effet redondant marquant l’aspect affreux et amplifiant l’horreur ?

  • « Quel calvaire ! Pauvre petit martyr… Purifions-nous de ces images en invoquant ensemble La Bible. Lévitique, 18.6 :

  • Aucun de vous ne s’approchera de sa proche parente pour en découvrir la nudité.

  • Lévitique, 18.9 :

  • Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère. Qu’elle soit née à la maison, qu’elle soit née au-dehors, tu n’en découvriras pas la nudité.

  • Lévitique, 18.22 :

  • Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination.

  • Bien les enfants ! La connaissance assidue de la Sainte Bible permet de vivre éloigné de la tentation du péché. Ces vénérables versets du Lévitique s’appliquent ici : inceste et pédérastie sont les fléaux qui gangrènent cette famille à cause de son rythme décadent ! Et ce petit chérubin souillé n’est plus que la misérable victime sacrificielle châtiée pour les errements de ses parents. Notre-Seigneur n’a-t-il d’ailleurs pas averti que celui qui renvoie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, et qui en épouse une autre commet un adultère [et celui qui épouse une femme divorcée commet un adultère] ? Marc, quel passage de La Bible ?

  • Évangile selon Saint Matthieu, 19.9.

  • Sa mère n’aurait jamais dû outrager le sacrement du mariage et se prostituer à un autre homme ; tout comme son beau-père n’aurait jamais dû céder au vice charnel de cette Oholiba moderne et épouser une pécheresse. Tous deux ne sont plus que honteux damnés, insufflés par l’impiété ! Rappelons à quel point La Bible condamne fermement en différentes occasions l’adultère et le péché de chair. Pierre, tout d’abord le commandement le plus connu :

  • Tu ne commettras point d’adultère.Exode, 20.4.

  • Jean, Lévitique, 18.20 :

  • Tu n’auras point commerce avec la femme de ton prochain, pour te souiller avec elle.

  • Paul, Lévitique 20.10 :

  • Si un homme commet un adultère avec une femme mariée, s’il commet un adultère avec la femme de son prochain, l’homme et la femme adultères seront punis de mort.

  • Et enfin Luc, Lévitique 21.7 :

  • Ils ne prendront point une femme prostituée ou déshonorée, ils ne prendront point une femme répudiée par son mari, car ils sont saints pour leur dieu. »

 

Ils se signèrent en communion.

En tant que mère dévote, Bénédicte d’Andigné faisait régulièrement réciter à ses enfants des versets de La Bible. Il suffisait d’une idée, d’un mot, d’une image pour que l’instant, comme cette tardive soirée de dimanche, ne revêtît des aspects de messe incantatoire et de révisions spirituelles visant à retenir serrés les liens des membres de la famille entre eux et avec la religion ! En fonction des présents et des absents pris par l’engrenage de la vie active et des tâches ménagères, elle débutait toujours par le plus âgé de sa progéniture pour conclure par le plus jeune. Ce dimanche soir, il ne manquait plus que le patriarche, Barthélémy d’Andigné, en colloque, pour que toute la famille fût réunie dans le manoir de campagne : ses trois filles (Marie, 31 ans ; Thérèse, 29 ans ; Sixtine, 20 ans) et les brus de ses deux premiers (Rose-Marie, 36 ans ; Victoire-Hélène, 23 ans) s’affairaient à ranger les pièces de vie, laissant l’honorable matriarche avec quatre de ses fils (Marc, 36 ans ; Pierre, 33 ans ; Jean, 26 ans ; Paul, 17 ans) et beaux-fils (André-Charles, 45 ans ; Henri, 30 ans) dans le boudoir damassé. Le petit dernier, Luc (12 ans), était à présent couché depuis vingt heures trente, après avoir prier les complies. 

 

Les hommes avaient entrepris une partie de Cluedo au coin du feu qui crépitait et consumait lentement les bûches. Mademoiselle Joséphine Rose, alias André-Charles crispé sur un fauteuil à la reine[1], s’indignait de la suspicion de Madame Patricia Pervenche (Marc, roide dans sa marquise). Paul, sous les traits du Révérend John Olive, observait silencieusement la scène depuis sa ponteuse recouverte de garniture. Pierre et Henri, campés respectivement en Colonel Michael Moutarde et en Professeur Victor Violet, riaient à gorges déployées dans leur ottomane en attendant leur tour, rendus joyeux par l’évocation d’écarts de jeunesse et par leur verre de whisky. Seul Jean paraissait complètement dissipé, ignorant des ruses à employer et des stratagèmes à mettre en place. Il quittait régulièrement la marquise jumelle, négligeant la partie et se désintéressant des calembredaines et des esclaffements de ses partenaires qui dénudaient leur caractère, leurs affinités et leur inimité. C’était à peine si l’on se rendait compte de son absence au milieu de cette braillarde alacrité et quand cela était le cas, une bouche agacée par l’interruption inopinée du jeu vociférait impérativement son prénom. Alors il abandonnait pendant quelques secondes la siamoise retirée dans une encoignurede la pièce où siégeait sa mère surplombant la pénombre – qui détestait ce siège à deux places de style XIXe siècle acquis par son mari sur une envie subite, jurant avec son intérieur XVIIIe –, puis revenait avec vélocité. Il aimait lui tenir compagnie et se souciait de cette participation à The S. Show.

 

  • « Mère, je suis tourmenté par ce jeu funeste auquel vous vous adonnez. J’ai peur pour vous. Je crains qu’il ne vous arrive quelque chose et de vous perdre. Que ferais-je, seul, sans vous ?

  • Jean, rappelez-vous que Les Écritures distinguent deux sortes de crainte : celle, bénéfique, envers Notre-Saint-Père et celle, impure, contre laquelle il faut rassembler toutes ses forces pour lutter. Les faibles renégats succombent à cette dernière mais votre cœur pieux doit résister et chasser les mauvaises pensées en citant le verset 41.10 de l’Ésaïe : 

  • Ne sois pas effrayé…

  • Car je suis avec toi.

  • Ne sois pas angoissé…

  • Car moi je suis ton Dieu.

  • Je, je… Mère ! Ma mémoire me fait défaut ! Est-ce là la marque que ma dévotion sombre ?

  • Je t’affermis, je viens à ton secours, pour sûr, je te soutiens de mon bras droit qui fait justice. Répétez en entier. Répétez-vous ce verset à chaque fois que vous sentez l’inquiétude du doute vous envahir. Répétez-vous le toute la nuit et votre dévotion demeurera intacte. 

  • Ne sois pas effrayé, car je suis avec toi ; ne sois pas angoissé, car moi je suis ton Dieu. Je t’affermis, je viens à ton secours, pour sûr, je te soutiens de mon bras droit qui fait justice.

  • Bien Jean. À propos de ma participation…

  • Jean, c’est ton tour ! 

  • Pardonnez-moi mère, je me dépêche. »

 

Il s’empressa de rejoindre ses frères et beaux-frères, spectres/panachesde fumées de cigares, tantôtventrus,tantôtrâblés tantôtgraciles, tantôtchétifs tantôt[2] longilignes, qui ricanaient, buvaient, méditaient, s’exaspéraient, se lassaient… La partie arrivait à son point mort. Tous les personnages occupaient une pièce du fameux plateau. Jean lança les dés en murmurant le verset et avança dans une direction hasardeuse de cinq cases puis retrouva le confident capitonné à franges aux tons lie de vin. Dans ce renfoncement, leur conversation se transfigurait en confession arrogante : 

 

  • « Me revoilà, mère, disposé à écouter vos bonnes paroles. 

  • Je disais, mon petit Jean, que je ne vous laisserai jamais seul. Tout d’abord parce que Dieu vous accompagnera toujours : Crois au seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta maison (Actes 16.31), aussi parce que vous avez une famille et enfin parce que je vais gagner ! 

  • Mais mère, comment en êtes-vous aussi sure ?

  • Voyons, comment, vous, pouvez-vous ne pas l’être mon enfant ? Dieu condamne fermement le suicide et ma fidèle croyance m’éloigne du Mal. C’est faute que de succomber à ses pulsions comme l’avertit Paul dans son Épître aux romains 6.12 : Que le péché ne règne donc point dans votre corps mortel, et n’obéissez pas à ses convoitises. Et c’est faute encore que de porter atteinte à sa personne en tant que création du Saint-Père comme le rappelle l’apôtre converti dans le verset 5.29 des Éphésiens : Car jamais personne n’a haï sa propre chair ; mais il la nourrit et en prend soin. Il n’attend que d’infernales souffrances pour les faibles félons qui déshonorent notre religion et les irresponsables impies qui abandonnent leur famille ! Si quelqu’un ne prend pas soin des siens, surtout de ceux qui vivent avec lui, il a renié sa foi : il est pire qu’un infidèle. Jean ?

  • Première épître à Timothée, 5.8.

  • C’est pourquoi je vais gagner car j’ai la foi et j’aime ma famille, j’en prends soin. N’est-ce pas, mon fils ?

  • Oui mère. Vous nous aimez tous et vous nous choyez ! Je vous prie d’accepter mes excuses. Je ne douterai plus de vous ni de votre rapport à Dieu.

  • Depuis quelques années, les diverses réformes de l’Église se sont avérées de plus en plus souples envers les pécheurs et envers la société en général, allant jusqu’à supposer que Dieu pardonnerait le suicidé (sans pour autant pardonner l’acte du suicide). C’est gageure ! Dieu, dans toute sa mansuétude lors du Jugement Dernier, ne peut toutefois accepter dans son royaume que les âmes pures ou lavées de tout crime, excluant la compromission des esprits sales habités par le Diable. Quand bien même tout être humain traverse des moments éprouvants, il doit garder en tête que Dieu est pour nous refuge et force, secours dans l’angoisse toujours offert. Aussi ne craindrons-nous si la terre est changée, si les montagnes chancellent au cœur des mers, lorsque mugissent et bouillonnent leurs eaux et que tremblent les monts à leur soulèvement.

  • Psaume 5.12.

  • Non Jean ! Psaume 46.2-4 !

  • Jean !

  • Allez jouer votre tour et n’oubliez pas de m’apporter un thé bien noir sans sucre. »

 

Bénédicte examinait ce fils débile esquiver la partie de jeu d’où exhalait une brume virile. Elle l’aimait moins que les autres. Son ataxie rendait asynchrones et désarticulés tous ses mouvements et tous ses déplacements, le faisant ressembler à un vil pantin funambule, perpétuellement au bord d’un précipice moqueur et inquisiteur, attendant inlassablement la chute. Des files invisibles saccadaient une rotation cervicale, agitaient un bras, attaquaient de spasmes son buste, bloquaient une hanche, tordaient une jambe, atrophiaient un pied. Il conservait une physionomie infantile, non pas rayonnante, allègre et dynamique, mais livide, catarrheuse et comateuse, marquée par des os flexibles, un visage imberbe et des expressions immatures. Il était valétudinaire. Elle le trouvait fade et sot, excédéepar cet attachement maternel glutineux qu’il lui vouait et qui l’étouffait. « Quelle erreur de la nature celui-ci », « Quel fardeau à endurer pour un égarement » trahissaient son habituel flegme. 

Bénédicte parcourut le corps nu de Matisse à l’écran. L’enfant n’avait pas bougé, reposant exténué comme une piéta avortée… Elle manifesta une totale indifférence envers cet être abusé, seul support d’une homélie logorrhéique et hypocrite, à la vertu équivoque et à la charité défectueuse. Qu’ils soient candidats ou spectateurs, tous se désintéressaient des vies – pourtant atomes s’entrechoquant mais s’ignorant –, se déresponsabilisaient des actes d’autrui, feignaient la fatalité. Tous se dérobaient derrière un égoïsme de confort, acteurs passifs abrités par la distance des ondes ou par la fosse du plateau de télévision ; société de l’isolement. Tous subissaient le lent anéantissement du bon sens, de la raison et de l’éthique humaine, absorbés goulument par des cadeaux et des jeux. Tous étaient à la fois victimes et bourreaux : victimes guillotineuses d’espérance par l’assoupissement matériel [et divertissant]de leur conscience et par l’asservissement tacite ; bourreaux désillusionnés par la sclérose intellectuelle et sentimentale. Tous n’étaient rien d’autres que des fidèles anémiques, carencés, cacochymes sous la tutelle médiatique de The S. Show, se propageant comme une pandémie machiavélique et vampirisante. 

 

  • « Mère, voici votre thé. J’espère qu’il conviendra à votre délicat palais.

  • Jean, je sais que je vais gagner car observez les concurrents : pensez-vous qu’ils méritent de vivre, d’être les dignes enfants du Créateur et Ses humbles représentants ? Ils ne croient en rien et ne sont qu’abjects mécréants ! 

  • Mais mère, le Christ n’est-il pas mort sur la croix pour nous enseigner le pardon ? Le Christianisme n’est-il pas la religion du pardon comme le mentionne le verset 3.3 des Colossiens : Supportez-vous les uns les autres et, si l’un a sujet de se plaindre de l’autre, pardonnez-vous réciproquement. De même que le Christ vous a pardonné, pardonnez-vous aussi ? Le pardon n’inclut-il pas l’offenseur et l’offensé qui doit admettre sa blessure pour mieux exercer sa clémence ? Le pardon est divin mais en tant que probes représentants du Seigneur, ne devrions-nous pas être indulgents et en faire preuve pour éclairer les âmes égarées ? Saül dit bien à Samuel dans le verset 15.25 : À présent, je t’en prie, pardonne ma faute et reviens avec moi pour que je me prosterne devant l’Éternel. Et vous, mère, n’avez-vous jamais failli comme le suggère le verset 19.13 des Psaumes : Qui connaît tous ses faux pas ? Pardonne-moi les péchés dont je n’ai pas conscience ? N’avez-vous jamais imploré la pitié de Dieu et Sa bonté ne vous a-t-elle jamais guidée ? 

  • Assez Jean ! Elle n’avait pas besoin de s’égosiller pour imposer de nouveau son autorité. Ne vous adressez pas à votre mère de cette manière et ne l’interrompez pas avec vos impertinences ! Je vois que vous travestissez à votre guise les Saintes Écritures afin d’y lire et d’y comprendre ce qu’il vous plaît ! Vous me décevez ! C’est à croire que vous n’avez jamais suivi le rigoureux catéchisme de Saint-Nicolas-du-Chardonnet ! Vous vous heurtez à un verset sur la peur pour mieux arranger les suppositions dogmatiques modernes sur le pardon ! Quelle honte ! Et pour qui vous prenez-vous ? Vous voilà messie fallacieux qui invoque imprudemment la parole divine ! Or il n’y a que Dieu qui puisse pardonner pour des fautes aussi graves et toutes ces âmes égarées, comme vous dites, ne seront jamais pardonnées, ne recevront jamais la miséricorde du Tout-Puissant et périront lors de cet absurde jeu. Le Saint-Père ne tuera jamais l’Élue que je suis ! Et le Saint-Père ne tolère dans son royaume que les adorateurs sincères et non les pécheurs et les imposteurs ! Excusez-vous et vous serez peut-être pardonné par Notre-Seigneur.

  • Que le Seigneur pardonne mon offense / blasphème, balbutia Jean, interloqué et résigné…

  • Le premier perdant s’est pendu comme Judas ; un autre s’immolera comme Zimri et encore un autre se transpercera bien d’un quelconque objet comme Saül… Aucun n’est chargé de l’honorable mission qu’est la mienne : répandre la foi dans ce peuple de numérico-spectateurs impies ! Regardez Mathilde Bertrant qui se baigne dans la profanation et la débauche : Leurs œuvres ne leur permettent pas de revenir à leur Dieu, parce que l’esprit de prostitution est au milieu d’eux et parce qu’ils ne connaissent pas l’Éternel (Osée, 5.4). À la profanation et à la débauche s’ajoute la perversion contre-nature de Alice qui se souille au contact des femmes avec des pratiques impures et ignominieuses ! Constatez également qu’Ashley et Chloé cultivent l’avarice et la paresse, l’une vivant dans l’oisiveté et l’autre s’étant prostituée par les images, sorte d’idole païenne ; toutes deux loin des valeurs de partage, de modestie et de pudicité ! Nul besoin de rappeler que Zafer est d’office perdu à cause du paganisme qui l’habite ! Lorgnez Matisse : pensez-vous qu’il a l’étoffe d’un vainqueur alors qu’il jonche, semi-inanimé auprès de son lit ? Et je ne cite même pas Matthieu, Jacques, Odile, Fabrice dont on aura oublié les noms aussi rapidement qu’ils auront rendu leur dernier souffle ! Le mien restera gravé dans les mémoires puisque Je mets ma confiance en Lui et je n’ai pas peur. Que pourraient me faire des humains ?    

  • Psaume 56.12… 

  • Très bien Jean ! Je vois que vous rentrez dans le droit chemin. Et si je trépassais pour une obscure raison, cela serait en martyre, jamais déshonorée, jamais oubliée ! J’aurais défendu le Christianisme jusqu’au bout par ma dévotion. 

  • Jean ! Coupa Marc. Laissez un peu votre mère tranquille et venez prendre votre place parmi nous : la partie touche à sa fin et le Professeur Violet a des révélations à nous faire ! »

 

Jean fléchit face à une mère ravie par l’adoration et s’enfonça, neurasthénique, dans la volute délétère, dans ce brouillard de trivialité exubérante. « Je vous ai démasqué mon cher Révérend John Olive ! Votre silencieuse tactique a assez duré ! Je vous accuse d’avoir assassiné le brave Docteur Lenoir à l’aide d’un chandelier dans la bibliothèque ! »

 

Une atmosphère sourde et hermétique emplissait désormais le boudoir où Bénédicte demeurait seule, après avoir célébré les vigiles, les flammes flattant son visage et ses pupilles miroitant les danses ignées. Un état de grâce béate s’était emparé d’elle.

Paul avait rejoint discrètement Sixtine dans la cave voûtée. Ces rendez-vous secrets dans l’humidité des fondations du XVIIIe siècle, à la lueur des lampes de poche et à la chaleur des épaisses couvertures en laine soulageaient la sévère éducation religieuse et entretenaient l’intense complicité. 

 

  • « Ce que ça me saoule de récurer la cuisine et tout le reste avec ces pintades bondieusardes et voyeuristes… Soupira Sixtine. Tu les aurais vues mater les activités de Mathilde, gloussant ou simulant la gêne. Je n’en pouvais plus ; c’était à vomir !

  • Je te comprends… Merci l’éducation puritaine attardée : les femmes vouées aux tâches ménagères et les hommes aux distractions ! Ça ne m’amuse pas non plus… Je préfèrerais t’aider que d’écouter les balivernes des uns et des autres, à moitié asphyxié par la fumée de leurs cigares, et d’être contraint par la bienséance de jouer alors que j’entendais les hurlements du gosse qui se faisait violer par ces brutes… J’ai vraiment hâte de me casser de cette famille timbrée ! Plus que quelques mois… Ça va être long. 

  • Elle a encore divagué comme une vieille bigote ce soir ?

  • Ne m’en parle pas… Et ce pauvre Jean qui ne comprend pas qu’elle ne l’aime pas… Ça pourrait être limite drôle à voir si le frère le faisait exprès : elle se pose toujours très théâtralement dans cette siamoise qu’elle déteste – et que l’on adore – en noble matrone et lui vient toujours la coller ! Mais ce soir, plus que les autres soirs, elle était insupportable à débiter toutes ces conneries fanatiques, pour soi-disant « se purifier de ces images »…

  • Bon, t’inquiète, tu tiens le bon bout. Faut rester soudés et on va se barrer tous les deux de là. J’en peux plus qu’elle me fasse sa sélection de prétendants présentée tous les mois… Elle est hyper tenace ! Et je sens que je suis bonne pour le mariage arrangé avec un Pierre-Édouard ou un René-Estéban dans quelque temps, pour perpétuer cette grande lignée et en faire une grand-mère cul-bénie comblée qui lobotomisera mes enfants par ses récitations de psaumes… Trop trop hâte, ironisa-t-elle ! Enfin Paul, ne sois pas jaloux, ça sera ton tour pour bientôt, une fois que je serai casée !

  • L’horreur quoi… Si Papa était un peu plus souvent là, afin de tempérer ses ardeurs… 

  • Papa fuit ! Je ne lui donnerai ni raison ni tort ! Il est pris au piège et assume son statut de père en nous offrant un niveau de vie plus que correct et en intervenant juste quand franchement ça craint trop. Mais même ce jeu auquel elle participe n’a pas l’air de l’effrayer tant que ça : dans les deux cas, il s’est déjà un peu débarrassé d’elle et ô joie du mariage arrangé, ils ne s’aiment pas ! Si elle crevait, je ne pense pas que ça lui ferait de la peine ! Pas plus qu’à nous d’ailleurs…

  • Oui, si elle crevait… Paul eut une absence. Enfin je doute qu’elle veuille se suicider, si tu l’avais entendu parler ! Elle se prend pour une Élue et considère le jeu comme un moyen de répandre la Bonne Parole : regarde, elle a même un fan-club ! J’ai halluciné ! Elle reçoit des cadeaux, des messages de soutien d’autres extrémistes qui saluent sa cagoterie et l’encouragent : c’est limite un phénomène de foire quand elle va à Saint-Nicolas ! Comme quoi l’extrémisme fait toujours des groupies… Elle va gagner, je te le dis… On nous y retrouvera bien dans deux saisons, histoire d’exciter le public…

  • Ne dis pas de bêtise Paul ! 

  • Je plaisantais. Tu sais bien que j’exècre les mises en scène, l’exhibition de sa propre vie… 

  • Écoute : Sainte-Marie 2.0 va se coucher visiblement ! Parlons d’autres choses maintenant ; on est là pour oublier un peu tout ça. » 

 

Les pas lourds de Bénédicte battirent le silence nocturne du manoir et se dirigèrent vers la cuisine. Ils y traînèrent un instant, captivés par l’existence de Mathilde puis empruntèrent l’escalier où ils s’y firent de plus en plus feutrés pour disparaître dans les étages.

 

​

[1]Suggestion : fauteuil à la reine, marquises, voyeuse / ponteuse, ottomane => faire une description claire de quelques mots sans alourdir le texte ??

[2]Suggestion : si trop lourd à la lecture = modifier.

bottom of page