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Semaine I

Une brise sèche et froide grattait les branches décharnées. Un cimetière d’arbres qui attendent alors en vain un soleil vivifiant pour ravir sa pureté et éclore les subtils soupçons fantaisistes de la nature éphémère. Le ciel, cette pellicule de tabac, s’abattait et se faufilait, malicieux, parmi les bras squelettiques et atrophiés. 

Un corbeau se posa dans un craquement déchirant le silence sépulcral. 

  • « C’était étrange comme rêve… Même moi, quand je me suis réveillée, ça m’a laissée perplexe… Soupira Alice.

  • Eh ben ! Tu m’étonnes ! C’est assez mystérieux… En tout cas ça ferait un bon début de film : je te vois bien en tant qu’actrice principale (il / ellelui fit un clin d’œil), allongée sur une confortable méridienne en damas vert de gris, les cheveux tirés en arrière en queue de cheval, tes yeux noirs aux longs cils rivés sur les moulures écrues du plafond, les joues naturellement rosées, la voix envoûtante, le souffle paisible, le bout de tes doigts s’effleurant sur le chavirement serein de ton ventre. Et… action ! »

 

Alice mima les gestes évoqués par Louis / Louisesur son lit, quelques coussins en guise de dossier. Un ton grave et rocailleux en prime, pour accentuer l’atmosphère d’un vieux film français en noir et blanc à la Jeanne Moreau. Elle reprit son récit plus théâtralement. 

Une rumeur de nicotine s’envola et envahit la chambre lorsqu’elle porta, désinvolte, la cigarette à ses lèvres charnues et vermeilles. Son ami.e Louis / Louisela regarda inspirer, sa bouche refermée en cœur sur le filtre, de sensuels fossettes marquant ses joues, ses sourcils bruns se relevant légèrement. Seul le décompte des secondes rappelait à la vie et au défilé fugace et cadencé du temps. Elle lâcha un velouté empli de son soûl au moment où ses lèvres se détendirent, ses yeux mi-clos. 

 

Un soleil printanier et vif se couchait sur les pierres passées à la chaux d’une ancienne bâtisse jaillissant de nul part dans une immense forêt verdoyante bercée par le froissement des feuilles et des brins d’herbe. Alice se souvint déjà de la pesanteur du lieu, en contradiction avec l’image idyllique que l’on aurait pu imaginer. Une seule expression lui vint à l’esprit pour qualifier son sentiment d’oppression : un « asile docile ». Elle marchait sur un de ces chemins forestiers poussiéreux qui recouvrent vos souliers d’une fine pellicule/membranesableuse et narra l’effroi qui l’engloutit lorsqu’elle entendit les cris de détresse d’une femme agressée par un groupement d’hommes indistincts. Tétanisée, paralysée, horrifiée, elle ignora la situation, sachant paradoxalement que si elle intervenait, elle en pâtirait. Mais plus elle avançait, plus elle était poursuivie par les hurlements. Elle pénétra dans la maison, espérant s’éloigner du danger. Une odeur d’herbe fraîchement coupée imprégnait les murs carrelés immaculés. Des rayons lumineux piquaient les moindres recoins, sans pour autant que l’on sache leur origine. Et adoucissaient les lourdes tentures vert bouteille qui jonchaient le renfoncement de l’escalier. 

C’était un contraste saisissant : cette virginité éblouissante et lisse ; ces chutes de velours râpeux et fade. 

Alice fut poussée à atteindre l’étage pour rejoindre la chambre qu’elle occupait et échapper à l’angoisse. Au moment où elle s’apprêtait à se barricader, une femme âgée sous les traits de sa grand-mère paternelle surgit. Celle-ci entama une conversation stérile malgré l’empressement de Alice à se calfeutrer et à expulser la terreur qui l’agrippait de ses chaînes froides. Elle claqua enfin la porte, elle ne la verrouilla pas. De longs placards en plastique des années 1970 reflétaient les tons sapins qui tapissaient l’ensemble de la modeste pièce. Étouffant. Elle se blottit au niveau du soubassement de la fenêtre d’où, finalement, elle observait, impuissante, et haletante, la scène de viol qui se poursuivait dans le jardin verdoyant. Effarée, elle zieutait les masses confuses se mélanger et se débattre. 

Des râles, des rugissements, des vagissements. Puis le noir complet.

Désormais elle était exclue de l’action mais notait la totalité des faits et gestes. C’était comme si elle était projetée dans un autre rêve, qui pourtant achevait le premier. Un père et sa fille parlaient dans la demeure de ses grands-parents maternels à propos du viol. La sœur agressée se trouvait à l’étage. Le père enjoint à un autre homme, patibulaire, longiligne, brun et pâle (une sorte de Cesare sorti tout droit du Cabinet du Docteur Caligari) de ne plus approcher sa fille. Ce dernier acquiesça, feignant de partir. Or il alla se cacher dans un cagibi rose avant d’être dénoncé par la plus jeune des deux filles. 

 

Le réveil sonna. 

Bénédicte enfila des ballerines prune moelleuses en guise de chaussons et noua la ceinture de sa robe de chambre satinée. Elle but une gorgée d’eau du verre posé sur sa table de chevet et se peigna rapidement. Elle frotta les commissures de ses yeux pour retirer les chassies déposés lors de sa nuit entrecoupée. Ses semelles râpaient de son pas lourd les dalles de marbre corbeau, aux veinures claires à peine remarquables, qui rétrécissaient le couloir menant aux chambres. 

« C’est l’heure » annonça-t-elle à Jean, la voix austère. Il grommela mais l’assaut lumineux qui le surprit l’extirpa le plus vite possible de son lit. « Vous irez réveiller vos frères, comme d’habitude et vous me rejoindrez. Ne traînez pas ! »

Les six coups du matin venaient de retentir. La nuit ténébreuse s’agrippait encore aux dernières heures qui lui restaient et durant lesquelles seules d’intrépides réverbères et quelques phares de voitures chancelants osaient la narguer. 

Agenouillés sur les pierres grises et polies par l’usure, ils priaient tous les quatre, les paupières closes, murmurant des psaumes en latin pour Laudes. L’eau du bénitier tremblait en de frêles petites ondes de leur passage. Bénédicte avait fait construire une chapelle attenante à la maison une fois l’achat effectué. Il ne lui paraissait pas concevable de ne pouvoir respecter la liturgie monastique érigée par Saint Benoît, bien qu’elle ait été vivement modifiée depuis la réforme Vatican II. On y entrait par la porte qui fermait le long corridor et qui assurait l’isolation. En effet, dans un élan de traditionalisme et de pureté, la chapelle n’était pas chauffée, quelque soit les températures hivernales. Il s’agissait, pour Bénédicte, de renouer avec le plus d’application et de dévotion avec Dieu. Quatre bougies brûlaient devant eux, dansant au rythme des courants d’air faisant frissonner le petit Luc. Ses reniflements résonnaient dans la pièce glaciale. Elle ne souhaitait pas qu’il se vêtît trop chaudement, devant prouver ainsi son endurance et sa foi. Deux tableaux bon marché de la Vierge Marie, altérés par la lumière du jour, entouraient un Christ doré sur sa croix qui leur faisait face, la tête grimaçante. La charpente en bois grinçait dès qu’une bourrasque s’engouffrait sous les tuiles. 

Les genoux rouges et meurtries, Jean, Paul et Luc aidèrent leur mère à se relever et à se dresser de toute son imposante hauteur. Elle referma la porte de la chapelle et les trois garçons se dirigèrent vers la cuisine pour prendre leur petit-déjeuner avant de partir étudier. 

La Tierce passée, Bénédicte rejoignit l’association catholique où elle siégeait en tant que Présidente de la délégation des Hauts de France. Elle s’activait pour préparer le conseil du dimanche à venir, après la Grande Messe hebdomadaire à Saint-Nicolas du Chardonnet. Tous les présidents régionaux allaient s’y retrouver pour discuter des actions à mener pour la fin d’année et des revendications politiques et sociales notamment. C’était toujours un grand moment qui lui procurait à la fois une impression de poids dans l’investissement religieux mais aussi d’anxiété accrue quant à la gestion et à l’image diffusée. 

 

  • « Mes très chers défenseurs de l’unité catholique. Mes très chers fidèles. La situation est critique : depuis bientôt cinq ans, le pouvoir politique a confié la plupart de ses responsabilités à des entreprises privées. Et je ne parle pas de la globalité de ces dix dernières années où l’État s’est évincé lui-même de toutes les décisions importantes. Maintenant, il n’a plus qu’un rôle représentatif, faisant mine de diriger encore ce pays sans aucune conviction. Les politiques qui se sont succédées depuis plus de soixante ans ont bafoué les valeurs du catholicisme : de la famille (en accordant la légitimité du mariage et de l’enfantement aux couples homosexuels, contre-nature), à l’éducation (en veillant à diminuer l’apport catholique dans les programmes scolaires et à introduire une myriade d’obscénités païennes), en passant par la diabolisation du clergé que l’on a réduit à un ensemble de pédophiles immoraux pour servir la cause anarchiste et pervertie, et enfin en acceptant dans notre pays déjà malade et avili des immigrants qui ne font que convertir les masses non éduquées et perdues. Voici simplement quelques exemples accablants !

  • C’est pourquoi, avec Bénédicte D’Andigné, notre Présidente plus qu’investie (glissa Pierre-Amaury, le jeune secrétaire, avec un sourire dévoilant sa dentition parfaite et éclatante), nous avons décidé de dresser un rapport conséquent et précis de ces dernières années. Il s’adressa à l’assemblée générale : nous remercions d’ailleurs votre implication bienfaisante ! Et nous allons vous présenter pendant les deux heures à venir les grands points soulevés s’articulant autour du péril de la démocratie, du bouleversement de l’ordre social et de la revalorisation de culture et de la civilisation chrétienne. 

  • Merci à toi, reprit la Présidente. Voyez comme la jeunesse est prometteuse ! Il ne faut pas perdre la foi !

Odile Schoenberg décrocha le téléphone qui l’avait faite sursautée alors qu’elle se laissait bercer parla mélodie agitée des vagues azur de la Manche, parce beau temps surprenant, qui isolait la Normandie et la Bretagne des températures négatives et des chutes de neige éparses écrasant le reste de la France.

  • « Allô ?

  • Odile Schoenberg ? Questionna une voix suave et harmonieuse.

  • Oui.

  • C’est Alice !

  • Ah ! Bonjour, comment vas-tu ? Tu n’es pas trop chamboulée par la semaine que tu es en train de vivre ? Tiens bon, ne te laisse pas abattre ! Tu es forte !

  • Hmm… Je sais que c’est plutôt déconseillé par le règlement de l’émission… Mais est-ce que tu voudrais bien prendre un café avec Chloé et moi, disons… jeudi ? Enfin si tu es disponible. Je sais que tu habites loin…

  • Il faut de toute façon que je sois à Paris pour l’émission vendredi donc je peux venir une journée plus tôt ; ne t’en fais pas ! Tu as déjà posé ton heure privée ? 

  • Oui et Chloé aussi. À quinze heure. Je n’ai pas vraiment envie que tous les foyers de France prennent part à notre conversation et je me suis dit que ça pourrait nous faire du bien de nous retrouver, pas forcément dans l’illégalité, mais plus dans l’intimité afin de nous tenir les coudes !

  • Tu as tout à fait raison ! Je vais les appeler de ce pas pour la prendre. Ça me fera du bien de discuter avec la jeunesse et de quitter pendant quelques jours mes falaises de craie blanche ! Heureusement que l’on bénéficie d’une heure à nous… Mais à force, on ne prête même plus attention à l’idée que les gens nous épient en permanence…

  • Ça, tu l’as dit ! 

  • Bon écoute ma petite Alice, prends bien soin de toi et n’hésite pas à nous appeler si ça ne va pas. Je crois en toi : tu vas t’en sortir.

  • Merci, mais toi aussi. Finalement on n’en sait rien… 

  • On a le droit de tisser des liens dans cette émission même si paradoxalement il n’y aura qu’un gagnant…

  • Les règles du jeu peuvent peut-être changer ; on peut les faire changer !

  • Je ne sais pas… Mais à mon âge, je préfère laisser ma potentielle victoire à une âme plus vigoureuse et pleine d’avenir.

  • Ne dis pas ça : tu as encore de belles années devant toi !

  • Oh… Tu sais, à quatre-vingt deux ans, des belles années, il n’y en a plus des masses, ria-t-elle ! Je suis désormais une vieille femme, seule, en fait comme toujours. J’ai eu une vie telle qu’on l’entend : faite d’épisodes heureux et de drames, de rebondissements et d’ennui, d’engagements et de dégoûts… Enfin ! Je vais te laisser, quelqu’un sonne. Je t’embrasse bien fort Alice, dit-elle avec sa bonhomie chaleureuse et bienveillante. Où se rejoint-on ?

  • Eh bien à l’Instituutii cafe. C’est rue des Écoles pour te situer, près de l’ancien Musée de Cluny qui est devenu maintenant le siège de je-ne-sais-quelle entreprise à la verve médiévale, ironisa Alice.

  • Entendu ! À jeudi !

  • Je t’embrasse aussi, à jeudi ! »

 

Un coursier à la casquette rouge arborant un de ces logos sceptiquement réussis pour persuader les consommateurs de la fraîcheur des produits et de la promptitude de la livraison avait déposé deux packs de bouteilles d’eau et quatre sacs en papier recyclable devantsa porte. Il lui tendit le ticket de caisse qui servait de facture et lui demanda de signer un reçu. Sa main épaisse et veineuse se terminant par de gros doigts carrés et rugueux aux ongles négligés lui prêtait un stylet pour esquisser un simulacre de signature sur l’appareil électronique. 

Christine et Claude, un couple de cinquantenaires, avaient choisi de suivre régulièrement la vie de « Stéphane Laurençon. 43 ans. Courtier en assurance. Sarron. » Son apathie les avait interpellés. Et surtout ils étaient désireux de remporter la cagnotte misée sur lui lors de la première émission. Convaincus qu’il ne passerait pas la semaine, ils voulaient amasser le plus d’informations qui leur assureraient de gagner les trois mille euros. 

Sa mère, une femme ventripotente de soixante-huit ans, savant mélange de la rédemption urbaine à la recherche d’authenticité au travers des champs de betteraves à perte de vue et du spectacle rugissant des tracteurs et autres moissonneuses-batteuses serra Stéphane dans ses bras avant qu’il ne reprît la route. Son père lui adressa un signe de la main quand la voiture s’éloigna. Comme tous les week-ends, il avait rendu visite à ses vieux parents, retirés à la campagne après avoir repris une petite ferme qui vendait des produits soit disant sains et biologiques aux citadins en quête de terroir. 

Le crissement des essuie-glaces se mariait avec les éclats dissonants des lourdes gouttes de pluie venant s’écraser précipitamment sur le pare-brise. Le ciel s’était assombri et on ne voyait plus rien au-delà de cent / deux centsmètres. Stéphane gara le véhicule sur le bas côté de la route. « De toute façon personne ne passe jamais ici… », se dit-il tout en poursuivant : « quand bien même j’aurais un accident, on ferait un lien avec l’émission ! » Son pessimisme inné se colorait des nuages menaçants, inquiétants et opaques. 

Christine et Claude pressaient leur candidat d’en finir ; l’atmosphère s’y prêtait ! Mais Stéphane redémarra lorsqu’une éclaircie se présenta. Ils soupirèrent, déçus, et Christine servit deux verres de vin rouge de médiocre qualité : de la piquette de grande surface dans des verres à moutarde qui s’insérait à merveille dans leur salon désuet et dépareillé, avec cette table basse en bois aux pieds moulés grotesques léguée de génération en génération et n’ayant comme valeur sentimentale que le mauvais goût ; ce meuble grossier où la télévision trônait, encastrée comme une relique ; ces deux fauteuils en cuir caramel amollis par leurs deux séants dodus ; ces rideaux défraîchis et cramoisis retenus par des cordelettes jaunies se terminant par des pompons ridicules et laissant filtrer un faisceau de lumière faisant soulever toute la poussière ; ce tapis effiloché qui ramassait et grouillait de miettes de pain sec et de biscuits salés. 

 

Stéphane rentra, trempé, dans la petite maison qu’il louait. Les murs étaient vierges. On discernait juste les traces des cadres des anciens habitants dessinées par les émanations de goudron dues aux cigarettes enchaînées. Il fit réchauffer un des plats que sa mère lui avait préparés et alluma la télévision sur une de ces chaînes d’informations continues en s’asseyant confortablement avec son repas sur la couverture du canapé. Il zappa frénétiquement et s’arrêta sur la chaîne The Suicide Show. Un moniteur s’afficha et lui demanda de choisir dans la vie de quel candidat il voulait s’immiscer. Il pouvait en choisir plusieurs. L’écran télévisé proposait trois petites images animées qui dévoilaient les actions en direct de ses concurrentes. Et aussi de lui-même. Alice lisait. Bénédicte priait. Et lui se regardait, comme un miroir prismatique et spectral. 

Il éteignit le poste. 

Il traîna quelques heures sur internet avant d’aller se coucher. Il supprima définitivement son compte sur le site de rencontres qu’il fréquentait depuis un an (et demi)et qui ne lui avait valu que sept rendez-vous infructueux, si ce n’est cette ravissante rousse âgée de deux ans de plus que lui et divorcée, avec un jeune enfant, avec qui il avait essayé de construire une relation pendant une bonne partie de l’année. L’enchantement de l’amour l’avait ranimé ; il avait même retrouvé sa carrure musclée et le goût des soirées, se finissant la plupart du temps en confidences sur l’oreiller. L’impression de bonheur s’acheva, lorsqu’essoufflé de ses efforts, il reprenait instinctivement ses habitudes de célibataire qu’elle lui reprochait. Elle le quitta pour tenter de renouer avec son ex-mari et d’éduquer, ensemble, leur petit garçon. Suivirent quelques coups d’un soir, comme il l’avait précisé lors du prime, et une déception qui le condamnait. 

 

Sa semaine s’annonçait identique à toutes les autres qui s’étaient alors succédées. Levé 6h30, petit-déjeuner, passage à la salle de bain, voiture pour aller travailler, travail – pause – travail – pause déjeuner – travail – pause – travail, voiture pour rentrer, attendre que le temps passe, souper, télévision, ordinateur, coucher à pas d’heure. 

Il discuterait sûrement avec quelques collègues d’un client mécontent ou ignare, du dernier best-seller adapté à l’écran mettant en scène encore une romance impossible et douloureuse, du dernier attentat… 

Des bruits de couverts, des assiettes que l’on essuie et que l’on entasse, la vapeur qui se délivre, brûlante et vibrante, suffocante, de la machine à café : les derniers retardataires du midi se pressaient et emportaient dans un élan de zèle leurs ordinateurs portables. Chloé attendait dans l’InstituutiiAlice et Odile. Elle s’était assise au fond de la salle, sur chaise au design nordique, devant les caissons en bois naturel qui exposaient des objets aux courbes fluides et contemporaines, aux tons pastel et apaisants. Une jeune fille, d’à peine treize ans qui en paraissait dix-sept, l’interrompit dans sa contemplation. Elle voulait un autographe de la « célèbre Chloé Jeynis », ce qui l’étonna. Depuis bientôt trois ans, sa carrière se résumait à quelques brèves apparitions dans des longs-métrages insignifiants, à des sourires figés sur les plateaux télévisés, à des conseils beautés et modes controversés… Les magnats de la publicité la rejetaient même car elle n’incarnait plus l’image du charme innocent et de la grâce juvénile selon eux. Et cette jeune fille qui insistait pour qu’elle signât son agenda ne la considérait que par le biais de la superficialité qu’elle avait dû endurer et servir, bien avant ses treize ans… Au moment où elle allait repartir, Chloé lui saisit le poignet. Elle souhaitait la raisonner sur sa tenue et lui faire comprendre qu’elle devait profiter de l’insouciance qui lui était pour le moment encore offerte. C’était dorénavant important, après toutes ces années de souffrance et de silence passées sous l’égide de ses parents et des agences, de lutter contre la marchandisation du corps féminin, contre la réduction des petites filles à des poupées sexuelles et mercantiles poudrées et fardées de pureté vénéneuse et tentatrice. L’adolescente sourit et prononça ces mots : « Vous étiez jolie. » Puis s’en alla, faisant claquer ses talons hauts et passant sa main dans sa chevelure soyeuse et ondulante, aux reflets épis de blé gorgés de soleil. 

 

Elles se firent la bise comme si elles se connaissaient depuis des années. Enfin depuis une semaine qui mettait à nue leurs émotions, leur intimité…

  • « Ça me fait plaisir de vous revoir. Un peu de soutien, un peu d’humanité, ça me fait du bien. Les mots glissaient sur le souffle tiède de Chloé.

  • Moi aussi, enchaîna Odile qui se tourna ensuite vers Alice. Tu te sens toujours… je ne sais pas si on peut dire « bien »… depuis notre conversation ?

  • Ça n’est pas évident… Je n’arrive pas à trouver ma place. Je ne doute plus, c’est déjà ça ! Mais je me sens repoussée par une sorte de force maligne ; je ne sais pas si vous voyez…

  • Plus ou moins… déclara la vieille retraitée, la main recouvrant partiellement sa bouche. On peut essayer en tout cas !

  • As-tu pensé à te suicider cette semaine ? Interrogea Chloé, affrontant les délires de la politesse.

  • Oui. »

 

Un serveur se confondant avec le style épuré de l’endroit interrompit la conversation sans y prêter garde. Les gestes souples et la physionomie détendue, il prit note des commandes, plaçant vainement à plusieurs reprises sa longue mèche blonde au-dessus de son oreille droite. 

Un jus d’orange pressé. Un thé aux fruits rouges. Un capuccino.  

 

  • « Ne sois pas la première, reprit Chloé. On est là. Il faut que l’on se serre les coudes même si ça ne paraît pas évident… Soit nous perdrons toute, soit seulement une d’entre nous survivra. Si c’est ce dernier cas, il ne faut pas se dire que l’on a volé la place de quelqu’un ; c’est juste comme ça…

  • C’est bizarre de dire « c’est juste comme ça »… Je me demande comment ça se passe si on gagne… Tu vois on vit tellement depuis des années avec l’idée dans la tête d’en finir, avec des hauts et des bas, et maintenant on participe à cette foutue émission parce que l’on ne sait pas quoi faire de notre vie ou justement parce que l’on se pose trop de questions sur cette vie par rapport aux autres. Oui ces autres grignotés par la technologie, manipulés par les informations, guidés par des groupuscules… C’est vrai qu’au départ j’ai envoyé ma candidature en me disant alea jacta estmais il n’y a pas que le public qui décide, enfin j’ai l’impression d’avoir une immense part de responsabilité dans tout ça… Le public choisit, le public mise, le public s’amuse mais il ne nous tue pas !

  • Je ne suis pas vraiment d’accord avec cette idée : il nous tue par le biais justement de ses choix et de son côté malsain. On les divertit et quand ça ne les intéresse plus, il nous jette et ça, c’est un appel au suicide. Je sais de quoi je parle… Le public, c’est un microcosme de notre société et c’est elle qui nous pousse à bout ! Et puis il ne faut pas oublier que les gens sont fortement motivés par les gains ! Si tu paries bien sur le candidat qui va mourir, tu amasses de belles sommes ; au contraire, tu es complètement perdante si tu paries sur un qui continuera à vivre car il ramassera l’argent… 

  • Comment pouvez-vous être autant désillusionnées ? S’accabla Odile tout en versant de l’eau froide dans son thé pour le goûter sans se brûler. Alice tu as dix-neuf ans et toi, Chloé, vingt-quatre. Que s’est-il passé pour que votre jeunesse soit un tel fardeau ? J’ai parfois du mal à saisir. Je suis née en 1949 et rien n’était évident au lendemain de la guerre. Il fallait reconstruire, il fallait punir. Les temps étaient durs également. Bref je ne vais pas vous refaire un cours d’Histoire. Néanmoins j’ai dégusté mes jeunes années…

  • Mais aussi tu avais vingt ans en 1969. C’était franchement une époque différente ! La coupa Chloé, approuvée par Alice. C’est l’époque dont on rêve encore : d’une franche insouciance, d’une sincère liberté et de progrès véridiques. Il y avait de quoi se sentir utile pour le combat des droits des femmes par exemple, et pour créer un monde plus juste ! Tu me diras vite bafoué malheureusement… Cet esprit contestataire et revanchard, guidé par des intellectuels et des artistes de tous les rangs, c’était magnifique ! On vous jalouserait presque car regardons autour de nous, aujourd’hui : on parle économie, on parle argent, on parle politique mais on ne parle plus d’art, enfin je trouve plus assez. 

  • C’est clair ! S’exclama Alice. Aucun nom d’artiste actuel, à moins de baigner un minimum dans cet univers, ne nous viendrait spontanément comme c’était le cas auparavant[1]. Pour moi, il manque cet attrait culturel qui a enjoué les peuples et qui les pacifie, qui leur offre cette sincère liberté dont tu parlais Chloé et qui devrait être au premier rang puisque c’est immuable et que de véritables places de partagesse mettent en place. On est tous égaux devant l’art ! Il nous manque ce sentiment positif d’adhésion pour bâtir quelque chose dont on est fier. Actuellement tout le monde se revendique faire partie d’une communauté : comme si on devait s’autoproclamer entité rattachée et étiquetée pour vivre ! D’après moi, ce n’est qu’un leurre. On est plus que jamais seul, caché derrière des écrans ou derrière un masque que l’on se complaît à revêtir pour paraître mieux aux yeux des autres. Ce masque que j’ai jeté au caniveau me vaut désormais bien des complications qu’il faut gérer au quotidien ! Je préfère cependant assumer cette transparence. Et puis quand on essaie d’injecter un élan actif de revendications parmi un groupe de connaissances, on se rend vite compte que personne n’est prêt à bouger et à faire des concessions pour se battre… Si ce n’est supprimer des droits à des citoyens comme les autres, sous prétexte d’une quelconque différence… Voilà, on est profondément seul. Et profondément envieux d’une période comme la tienne, où on se sentait ivre de vie !

  • Vous idéalisez peut-être cette époque… 

  • Peut-être. Mais il y a toujours une part de vérité, aussi infime soit-elle, qui permet de donner de l’espoir et qui contribue à cette idéalisation. Tu ne me diras pas que tu n’as pas vécu les meilleures années de ta jeunesse et de ta vie à la fin des années 1960 et au début des années 1970 ?

  • Tu n’as pas tort sur ce point Alice, répondit Odile. J’ai eu la chance d’avoir le bon âge au bon moment et d’en profiter comme ça n’a plus l’air d’être le cas pour vous au même âge… Vous devriez peut-être essayer de voir les aspects positifs de votre époque, ajouta-t-elle, consciente de la difficulté. 

  • Entre les problèmes financiers, les attaques et attentats perpétrés chaque jour et les virus insoupçonnés et incurables détectés aux quatre coins de la terre chaque semaine, je t’avoue avoir du mal, déplora Alice, appuyée par le hochement de tête de Chloé aspirant la mousse de son capuccino. »

 

Yrjö, comme l’indiquait son badge aux couleurs de la Finlande, leur apporta l’addition jovialement. Il réunissait à lui-seul tous les stéréotypes physiques nordiques : blond donc, les cheveux fins et assez longs, les yeux bleus, grand et mince. « C’est pour moi », s’empressa Chloé, en réglant à l’aide d’une application sur son téléphone, sans laisser le temps à ses amies de réagir. Elle donna ensuite un pourboire, alors qu’Odile creusait pour comprendre leurs motivations. 

 

  • « Je vois devant moi deux jolies jeunes filles pleines d’avenir et de caractère. Dans tout ce que vous venez de me dire, dans tout votre désarroi et votre indignation, il y a derrière une volonté de changer les choses. Cette émission n’est pas seulement une dernière chance ou l’idée de s’en remettre au destin, je pense qu’elle sert aussi à véhiculer des messages à ceux qui veulent bien les entendre, bien qu’au prix de sa vie sans pour autant se faire martyr. 

  • C’est ça ! Dès que l’on lutte pour une cause, on passe pour une martyre. Comme vous devez le savoir car j’ai été pendant quelques temps affichée en permanence sur les couvertures de magazines de mode ou à scandale, mon corps ne m’appartenait plus. Certains me diront que je l’avais choisi – et dans ce milieu quelques filles certes le font de leur plein gré – sauf que pour ma part, mon implication était purement physique et le seul choix que j’ai réellement fait consciemment fut l’arrêt décisif de ma carrière même si, pour ne pas voir mes ressources diminuer indécemment, je fais quelques apparitions çà et là. En fait, depuis ma plus tendre enfance, mes parents ont tout planifié pour moi et ils perpétuent cette tradition pour mes quatre autres petites sœurs… Nous ne sommes que de la chair à médias, de la chair à tartiner sur les podiums. J’ai arrêté suite au décès d’une amie anorexique (il faut toujours un événement tragique pour prendre conscience des choses qui ne vont pas). J’ai compris que l’on ne conviendrait jamais physiquement parlant : trop grosse, trop mince, trop grande, trop petite, trop vieille (jamais trop jeune)… Et aussi parce qu’à partir de mes vingt ans, ma carrière a décliné vertigineusement. Il fallait de la chair fraîche. 

  • Mais tu as l’air d’être une battante, toute cette force qui émane de toi à propos de ton parcours…

  • J’ai fait un séjour il y a à peine sept mois en hôpital psychiatrique pour tentative de suicide. Alors tu vois, Alice, la force, c’est simplement une impression !

  • Ou la force, c’est simplement l’affirmation de ses idées.

  • D’accord. Mais peut-on parler de force dans le suicide ? La question est ambivalente : d’un côté oui car c’est un acte en lui-même fort que de se donner la mort. Il faut du courage pour avoir envers soi ce geste ultime ; beaucoup y pensent mais ne le font pas car ils n’ont pas cette force funeste. D’autre part, cela peut sembler être une faiblesse : celle de ne pas être assez courageux pour faire face aux problèmes et de se laisser guider par ses pulsions. 

  • Ça dépend de notre propre conception et du contexte… prononça Alice. Elle mâchait nerveusement le bout de sa paille. Ça peut être un savant mélange des deux !

  • Et c’est aussi une manière de se rassurer : on se dit que les autres vivraient et évolueraient mieux sans nous, ou que notre présence n’est pas si indispensable, affirma Odile. 

  • Tu rejoins ici les paroles de Stéphane, lui lança Chloé. 

  • Eh bien je suppose que nous avons dû toutes et tous, à un moment ou à un autre, nous dire cela ! 

  • C’est vrai, répondirent en cœur Chloé et Alice. Mais toi aussi tu ne devrais pas avoir ta place dans cette émission, continua Chloé. 

  • On va dire que c’est un moyen de passer son temps. Ça sera ma dernière étude sur l’homme et son comportement avant le grand voyage ! S’amusa-t-elle. 

 

Elles poursuivirent leur discussion pendant les dernières minutes privées qui leur restaient. Elles débattaient de la situation. Elles refaisaient le monde, en s’exténuant à trouver des alternatives. Et surtout, Chloé et Odile quittèrent Alice en l’encourageant à résister à ces boules d’angoisse qui envahissent et qui déploient leurs tentacules dans tout le corps, paralysant et asphyxiant l’entendement, pour mieux ouvrir les tiroirs de la mélancolie et les placards de la psychose. 

 

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[1]Suggestion : inclure un discours personnel sur l’art. Glisser habilement également la phrase dite ma professeur de Latin en Première : « Plus on est cultivé et plus on est libre. »

Alice se dirigea vers la bouche de métro la plus proche. Une de celles pas encore rénovées, passées sous le karcher de la modernité et de la technologie, aux vitres blindées et lisses, s’ouvrant sur ordre de la nano puce implantée derrière l’oreille droite. Mais plutôt une de celles carrelées, comme dans ces hôpitaux désaffectés, avec son éclairage blafard, son distributeur de préservatifs tagué et vide, ses marches fourbes – à la fois rugueuses et glissantes –, ses agents taciturnes et patibulaires, son arrêt en pavés bleus maladifs…

Un changement était prévu suite à des travaux, qui la confronterait à la solitude du quai et à la tiédeur de la rame, avant le fourmillement comateux des jupes droites et des cravates volantes. Elle frôlait les longs corridors déserts. 

La pénombre étreignait petit à petit les embranchements des avenues et se couchait sur les bancs devenus céladons. Le bois de Boulogne déversait ses touristes ingénus, ses sportifs intrépides, ses enfants surexcités accompagnés de leur nourrice à l’heure où un public plus averti se pressait dans la matrice du plaisir, comme un remède aux responsabilités et à l’ennui bordant les vies. Une matrice du plaisir onirique et exotique, juste pour s’évader…

 

Elle n’y avait jamais été et ne savait pas ce qu’elle recherchait. Un choc, une balade nocturne neurasthénique : une expérience. 

« Tu ne fais pas lesbienne. », voilà ce qui l’avait plongée dans un état similaire lorsqu’elle s’était arrêtée sur le pont Louis-Philippe après avoir quitté le centre Lesbiennes-Gays-Bisexuels-Transgenres de la rue Beaubourg. Elle avait rassemblé tout son courage le plus viscéral pour s’y rendre, pour être au contact de « gens comme elle », et pour se sentir libre et sereine. Les arrêts de bus qui l’y menaient s’étaient révélés chaque fois plus compressants, telle une botte à la semelle dentelée qui écrase la cage thoracique. Elle avait attendu au moins une heure avant de se décider à pénétrer dans les locaux. Elle ne s’expliquait pas cette angoisse subite qui l’avait engourdie et qui l’avait faite traîner et jeter des regards à la dérobée vers les drapeaux multicolores. Le jugement des passants l’avait terrifiée, ce qui l’avait poussée à retarder à chaque fois son entrée et à élaborer des stratagèmes pour éviter d’être remarquée. Elle n’avait pas honte, mais elle ne se sentait pas à l’aise. 

Maintenant, le scintillement des lampadaires et les phares lascifs qui éclairaient les belles errantes la berçaient et sillonnaient son visage en des halos éphémères et aléatoires. Une bruine venait humidifier fébrilement les chemins terreux et se déposer en pellicule sur les pavés qui réfléchissaient la vacuité de la société. 

Elle qui avait un an lors des premières « Manifs pour tous » n’aurait pu se douter que pratiquement deux décennies plus tard, toute union de deux personnes du même sexe allait être dissoute après l’abolition de la loi sous le poids des lobbies religieux qui s’étaient emparés des affaires politiques après une alliance avec l’État, de moins en moins puissant et de plus en plus endetté. Qu’ils soient Catholiques, Musulmans ou Juifs, tous s’étaient pour une fois accordés sur l’immoralité et le péché de pareilles unions. Et les premiers mariages célébrés dans l’euphorie n’avaient été qu’une parade pour accroître et légitimer les actes de violence, avant de réduire à néant la visibilité homosexuelle, ou de stigmatiser à excès les divers comportements. 

 

Alice s’assit sur un banc. La nuit orangée (ou polychrome)s’étendait à l’horizon d’une avenue. La bruine s’intensifiait. Trois fleurs de macadam un peu fanées attendaient sous un candélabre fatigué qu’on vienne butiner leur bouton d’argent. Celle qui s’y tenait adossée, la jambe en équerre, portait des cuissardes noires vernies impeccables. Alice ne voyait pas ici de vulgaires prostituées, mais un défilé pittoresque, illuminé par les phares arrière écarlates et fuyards, par les clignotants excités, par la pâleur de la lune.

L’une s’emmitouflait dans une fausse fourrure aux longs poils synthétiques bruns de marengo qui s’arrêtait au-dessus de ses hanches et qui luisait au contact de la fine pluie, dévoilant deux fesses façonnées dans un tissu pailleté absinthe assez court pour laisser apparaître deux courbes désirables. Une autre rattachait sa chevelure de cannetilles, observant un client s’éloigner, une cigarette serrée entre ses dents se consumant. Elle se para d’une mousseline en polyester au ton cuisse de nymphe, dans laquelle s’engouffrait le souffle grisant de la nuit. Elle peinait à nouer son corsage d’organdi ébène, puis finit par consentir à l’entrouvrir volontairement. Ses seins étant déjà suffisamment écrasés, aplatis, encore transpirants. Elle remonta enfin ses porte-jarretelles d’albâtre, contraste angélique avec son maquillage outrancier quand elle se retourna vers Alice, le fard à paupières cérulé empâté, les cils démentiellement longs et collés, la bouche dégoulinante de rouge à lèvres. Elle était vieille. Elle était vidée.

Des robes moulantes en crêpe de polyester réglisse lacées sur les côtes, des combinaisons en vinyle cassis ou en moirée rose dragée tenant par des agrafes, des rubans en coton lie de vin soutenant leurs délicieuses poitrines laiteuses, cannelles, ou chocolats, des batistes de coton en amande transparentes chassant l’imagination à coups de fouet, des corsages dénudés en charmeuse prune ou en étamine cerise, des jupons froissés en viscose groseille, de la dentelle champagne aux motifs floraux tatouant leurs jambes exténuées et galbées par des nuits de marche, juchées sur des talons hauts ou des plateformes instables et inconfortables en cuir ou en daim se pressaient derrière des toiles de beurre anthracites ou de larges sacs poubelle noirs suspendus à de maigres arbres, allumaient un gadget érubescent ou nettoyaient, l’esprit ayant déserté le corps, après le passage véhément d’un bon père de famille. Toutes se vantaient d’une particularité, au-delà de leur spécialité. Des crânes rasés en passant par un lissage extrême ou encore une perruque anis. Des piercings à la langue ou au nombril, désacralisant cet autel du corps qui rappelait à l’homme le lien étroit à sa mère. Des fresques tatouées aux roses efflanquées ou aux formes géométriques abstraites.

Il y avait les indépendantes et les embrigadées, des Françaises et des étrangères. Alice savait que certaines d’entre elles avaient choisi sciemment ce métier, tout comme elle prostituait sa vie en ce moment même, exhibant ses émotions et ses gestes, payée si elle satisfaisait le téléspectateur en vainquant les affres de l’existence. Une fois elle avait envisagé de rejoindre véritablement les belles de nuit pour financer ses études par le biais d’un site internet qui garantissait une rémunération en échange de services taxés de particulierset d’intimes. Ce site en question était spécialisé dans le recrutement de jeunes étudiantes et étudiants qui souhaitaient obtenir de l’argent non pas facilement, mais rapidement, dans un contexte de crise sociale et économique persistante. Elle avait pris connaissance des modalités qu’elle admettait : tranche d’âge du client ou de la cliente, lieux de rencontres, pratiques, tarifs, disponibilités en semaines et en week-ends… Son profil accompagné d’un cliché alléchant était créé, et bientôt de riches amateurs des plaisirs de la chair la contactaient. Mais sa sœur aînée en séjour à Paris, alors que Alice était partie prendre sa douche, lut par inadvertance un SMS concluant le premier rendez-vous timide. Valentine lui pria d’accepter son aide financière ; elle se trouvait d’ailleurs gênée et attristée qu’elle ne lui ait pas fait part de ses difficultés. 

  • « Mais Alice, pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Certes je ne suis pas tout le temps en France mais je peux t’aider ! C’est fait pour ça, une grande sœur !

  • Je ne voulais pas t’embêter avec mes problèmes… Déjà que je suis un poids pour les parents…

  • Écoute : ils ont décidé de te rejeter mais ce n’est pas le cas pour moi. Je me fous pas mal d’avec qui tu sors ! Du moment que c’est quelqu’un de correct envers toi, bien entendu ! Bref… Je suis là ! Et puis tu as de la chance, j’ai une situation qui me permet d’être à l’aise ; c’est ça l’avantage d’avoir une grande différence d’âge, argumenta-t-elle en lui prenant le visage dans ses mains puis en la cajolant. »

Alice se souvenait de cette journée où elles avaient flânées dans Paris, guidées par les rayons flavescents du soleil. Un élan de sécurité et de plénitude la nourrissait. 

 

La pluie ruisselait désormais sur son visage. Des gouttes tombaient en parfaites intervalles de son nez concave. Quand l’insouciance et la fougue de la jeunesse disperseraient de nouveau en elle une espérance fracassante et transcendante ? C’est vrai, elle ne cachait plus ses préférences depuis cette première semaine à The Suicide Show. Cela pouvait être considéré comme un acte de bravoure dans un monde sauvagement hostile et gourmand en classification des individus. Cependant Alice ne désirait faire de sa participation ni un manifeste ni devenir une courageuse martyre, et encore moins être réduite à son orientation. Si elle arrivait à s’en sortir et à la rigueur à sensibiliser l’audimat, cela serait déjà bien, pensait-elle… Elle désirait simplement lancer un dernier appel à ses parents. Elle les aimait malgré tout, malgré les insultes, malgré la violence. Elle désirait qu’ils l’aimassent, peu importe ses attirances : ce n’était qu’une partie d’elle-même et absolument pas ce qui la définissait dans son entière identité. Elle désirait enfin avoir une véritable famille, qu’elle soit par les liens du sang ou par les liens du cœur, mais au moins être entourée de personnes qui la respectent et qui ne la jugent pas ; pas comme ce type binoclard bedonnant d’une cinquantaine d’années, bafouillant quelques banalités, et surtout qui l’avait dévisagée dès son entrée en centre : « Tu ne fais pas lesbienne. » – « Rebrousse chemin ! » aurait très bien ponctué cette visite. Elle avait l’impression d’être proscrite de toute part, ne convenant pas aux yeux de ses parents, ne se conformant pas aux stéréotypes. Alors que chaque être humain est unique, à l’instar de sa façon d’aimer.  

Alice rehaussa le col de son manteau pour empêcher l’eau de s’infiltrer dans ses vêtements. Tout ce spectacle truculent orchestrait ses divagations traumatiques… « Hello ma chérie, c’est que tu n’as pas l’air de t’amuser ! Faut se détendre cocotte ! Faut prendre du plaisir ! Sinon ça sert à quoi la vie, hein ?! » Une main pressait son épaule et une voix caverneuse venait de l’extirper de ce tourbillon mortifère en allongeant les voyelles. Une grande femme à la carrure imposante se dressait derrière elle. Une abondante et chatoyante chevelure auburn recouvrait ses bras vigoureux. Deux yeux cendrés étincelaient dans l’obscurité et tentaient de la percer. Elle contourna le banc et lui fit la bise affectueusement en s’asseyant. « Moi c’est Gabrielle, enfin ici tout le monde m’appelle Gaby. » Son visage ovale s’alourdissait un peu sur le bas, mais sa peau était aussi douce que du talc. Deux petites rides prolongeaient ses yeux. L’arête et les ailes du nez étaient un peu épaisses. Un rouge à lèvres amarante redessinait le contour de sa fine bouche, pour lui procurer du volume. La subtilité et le raffinement poudraient ses joues. « Dis donc, t’es pas très causante, toi ! Faut tout faire ici ! C’est quoi ton nom, à toi ? » L’interrogea-t-elle en croisant majestueusement ses longues jambes fermes et parfaitement glabres qui se terminaient par des escarpins imprimés reptiles scandaleusement hauts. Seule sa voix tranchait avec le reste de sa physionomie. « Alice. » Un bustier en brocard cobalt surpiqué d’un damas noir de jais à balconnets oppressait ses côtes, embrassait ses hanches. Un short à strass dorés glissait pudiquement en haut de ses cuisses. Alice était ébahie par ce personnage sorti de nul part, ou à vrai dire d’un bosquet de bardanes ou de bourses à pasteur. Elle la contemplait avec décontenance, oscillant entre la délectable effluve d’originalité, de sincérité et d’étrangeté qui s’en émanait et la légère inquiétude qui gonfle la pupille. 

  • « Ahlalala, y’a pas foule cette nuit… Soupira-t-elle, tout en tirant une cigarette d’un paquet totalement neutre. Qu’est-ce tu viens faire ici ? Tu mâtes ? C’est c’qui t’plaît ? (Un moteur vrombissait en furie.) Hmmm, attends un peu que je t’examine… J’ai pas l’impression…

  •  Je joue à un jeu, balança Alice, son regard descendant subitement sur le bout de ses doigts rougis par le froid. 

  • Le jeu de la pute la plus misérable ? Ria-t-elle en allumant sa cigarette et en ne cachant pas une pointe de cynisme.

  • À The Suicide Show. Vous pouvez l’entendre comme ça si ça vous convient !

  • Pas de « vous » entre nous ma chérie ! Pas de manière de cul coincé ! T’en veux une ? J’en propose pas à tout le monde mais toi, j’t’aime bien. Il y a quelque chose d’intéressant qui s’dégage de toi. »

 

Alice en saisit une. Elle l’alluma au contact de celle de Gaby qui semblait être une des rares personnes encore présentes sur terre ne regardant pas l’émission. Elle devait certainement avoir mieux à faire, et son activité ne devait pas lui laisser le loisir de suivre un candidat ou encore d’attendre avec impatience le vendredi soir. 

Les fumées se mêlaient pour créer une écharpe de soie fluide impalpable dans la nuit ébéneuse. 

 

  • « Ah ce truc, placardé partout et qui passe en boucle ! T’es si désespérée que ça ? J’ai pas le temps de regarder ; désolée de pas avoir capté que t’étais une des candidates. Depuis quand ?

  • C’est ma première semaine. Et ma première nomination… 

  • Dur !

  • C’est pour ça que je suis là…

  • Choisis un autre endroit pour mettre fin à tes jours, parce qu’ici on va te prendre pour une pute toxico assassinée par son mac ou un client. C’est pas glorieux mais c’est les raccourcis !

  • En fait je ne savais pas quoi faire et je me suis dit que si j’avais à mourir, j’aimerais bien avant voir l’effervescence de ce lieu pour le moins emblématique ! J’étais aussi assez déprimée pour ne même pas sourciller si on me proposait un plan… Je voulais voir des femmes.

  • Tu sais pas dans quoi tu serais tombée Alice. Et ce n’est pas le meilleur endroit pour faire les rencontres que tu as l’air de sous-entendre et que tu mériterais si je peux te donner mon avis ! L’amour vrai, c’est ce qu’il faut ; pas minuté ni tarifé !

  • C’est drôle que tu y croies encore ! Tu comprendras aisément que je suis quelque peu désenchantée…

  • Ouais… Il y a tellement d’épreuves : c’est à t’en dégoûter. Surtout depuis quelques années, c’est de pire en pire. On pénalise notre job alors que c’est les premiers qui crient au scandale qui se plantent comme nos clients les plus réguliers. Sacrée société hypocrite de merde, cracha-t-elle ! Je t’en baiserais des prétendus articles sur la morale et sur l’éthique ! Conneries tout ça ! Mais bon… T’as des rêves qui te font tenir, heureusement quoi ! J’espère dans quelques années stopper ça (Gabrielle suggérait toute cette activité en la balayant d’un regard antipathique et en se tâtant inconsciemment le cou) quand j’aurai rembourser mes dettes et que j’aurai atteint mon objectif.

  • Tu, enfin vous toutes et tous, n’êtes pas misérables. »

 

Alice et Gabrielle s’entretinrent pendant des heures. Il n’y avait pas de tabous, uniquement de l’honnêteté et un désir de s’enrichir de l’autre, même quand on ne le connaît pas et qu’il s’agit d’une rencontre amicale d’un soir. 

Elles furent interrompues par l’arrivée d’un homme châtain aux pectoraux saillants sous sa veste en cuir qui réclamait Gaby. Elle s’éloigna et marchanda quelques minutes, puis revint vers Alice.

 

  • « Elle peut venir aussi, ta copine ! Brailla l’homme.

  • Ça ne l’intéresse pas et fous-lui la paix ! Bien ma chérie, le travail m’appelle ! Prends bien soin de toi ! Lui adressa-t-elle avec un clin d’œil bienveillant. »

 

La nuit ronflait des quelques clients insomniaques en déperdition qui grattaient leurs billets après avoir caressé l’oubli concupiscent. 

Vendredi 07 décembre. 10h42. 

 

Tous les portables et ordinateurs, toutes les tablettes et les montres connectées, toutes les surfaces tactiles et les voitures autonomes reçurent une notification. Quant aux télévisions, les écrans des deux autres participants se brouillèrent. La régie monstrueuse concentrait son énergie sur un seul personnage. Les yeux rivés sur un mur d’une centaine de moniteurs, des techniciens tripotaient des joysticks pour retransmettre la netteté du geste, la pureté de l’acte. Celestin Atkins, le réalisateur et les directrices de production et de post-production formaient un petit groupe encore plus exalté, des yeux s’écarquillant, des mains s’attardant dubitatives sur les mentons, des doigts tapotant de façon compulsive le bras opposé. L’un ou l’une d’entre eux aboyait parfois un ordre. 

Le corbeau détendit ses ailes de toute leur envergure. D’autres le rejoignirent. Bientôt des feuilles noires grinçantes et funestes faisaient croasser les frêles branches de cet arbre. 

Deux jambes de coton dansaient, emportées par cette brise sèche et froide ; un bruit de taule naturel qui rabattait les plis des vêtements. Le ciel gris fumée et aveuglant se faufilait entre la taille et les bras ballants. Les yeux s’étaient fermés sur la lente agonie du monde.

Le premier suicide de la saison. 

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« Stéphane Laurençon est le premier éliminé de cette vingtième édition » proclama solennellement Celestin Atkins. Des curieux par millions s’étaient délectés perversement de ce spectacle macabre. Certains émergeaient d’une grasse matinée, engloutissant un paquet entier de gâteaux, alors qu’ils auraient souhaité prolonger leurs douces rêveries insouciantes. D’autres ingurgitaient un café chimique et fade avec leurs collègues pendant leur pause. Une poignée alternait entre le discours logorrhéique et soporifique d’un prof et l’écran de leur ordinateur ou de leur Smartphone.

Christine et Claude, quant à eux, avaient suivi l’événement chacun à leur manière. Les grandes surfaces qui ne désemplissaient pas s’étaient munies de panneaux télévisuels à chaque rayon qui communiquaient instantanément toutes les actions des candidats. Christine lorgnait son émission préférée tout en rangeant les produits. Son époux profitait du même dispositif dans son usine. Ils avaient directement remporté un virement de trois mille euros[1](la production ayant accès aux comptes bancaires de tous les spectateurs) et allaient investir, entres autres, dans une télévision aux dimensions extravagantes, dans des objets connectés superflus et tenter d’acquérir deux places dispendieuses pour la finale du show le plus électrisant. 

 

Stéphane n’avait ni laissé de lettres, ni enregistré une vidéo, et encore moins contacté un ami – en eût-il un d’ailleurs – avant de commettre cet acte ultime. Seulement avait-il été pris d’une contrition passagère à l’égard de ses deux braves parents qui se métamorphoseraient en grotesques larmes mouvantes et hurlantes à la disparition de leur unique enfant. 

« Pourquoi a-t-il commis ce geste ? Pourquoi n’avons-nous rien vu venir ? Qu’avons-nous fait ? A-t-il manqué de quelque chose ? Comment a-t-on pu passer à côté de sa tristesse et de son mal-être ? » … Des « je ne comprends pas », des « nous ne sommes pas dignes d’avoir été des parents » ou encore des « mon petit Stéphane, mon petit garçon, nous t’aimons tant, nous t’aimions tant, pardonne-nous… » Puis le mutisme. Et la haine. La haine envers le malaise de la société et son atmosphère mortifère, envers cette fabrique de dépressifs, de dégoûtés, de frustrés. Deux parents dévastés. L’un se confondrait dans cette douleur qui amollirait tout son corps, et toutes ses pensées ; le visage livide s’affaissant et les yeux se couvrant de ce voile opaque. L’autre, meurtri et consumé par l’ire, banderait ses muscles, serrerait sa mâchoire dès qu’un objet, une parole évoquerait son fils, dès qu’il franchirait le seuil de sa porte pour combattre un monde gangréné, aux regards faussement désolés, instinctivement réprobateurs. Eux, autres rares épargnés qui ne connaissaient pas cette émission et qui l’avaient appris par un client à l’heure du midi, dans la cuisine de la ferme, hameau isolé mais pas assez hermétique. Son père essuyait sa moustache. Sa mère sortait des yaourts natures faits maison. Ils explosèrent et se répandirent sur les tomettes. 

Un fils, un étranger pendu par la tragi-comédie de sa propre vie, et par celle qui ne lui accorda que quelques minutes faisant l’état des lieux d’un suicide inévitable : solitude, pas d’enfants, pas de relations fixes, emploi banal et ennuyeux, consultations chez un psychologue sans succès, prises d’anxiolytiques… 

 

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[1]Suggestion : autre monnaie que l’euro ? Augmenter les gains par rapport à la logique de la suite du récit.

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