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Semaine II

Des bulles d’air évanescentes qui s’entrechoquaient en silence dans l’eau. 

Les rayons du soleil fatigués perçaient avec de plus en plus de difficulté les abysses frémissants, dont on ne pouvait ouïr que de sourds échos. Un fracas étouffé vint rompre la fantastique sérénité du ventre bleu qui aspire l’écume essoufflée. Des ondes imperceptibles par l’humain se diffusèrent ; un banc de bars s’agita. 

Le lundi 08 mars 2027

 

Je m’appelle Sarah Kapersky, j’ai vingt-cinq ans, je suis handicapée à vie depuis deux ans aujourd’hui. 

 

Le feu avait grignoté le reste de la page. Assise dans son fauteuil roulant face à la cheminée d’appoint, Sarah balançait une à une les feuilles du journal que son médecin traitant lui avait conseillé de rédiger afin de pallier à sa souffrance morale, ainsi que soulager, peut-être, ses maux physiques. Il s’agissait d’un exercice sur soi-même, avec soi-même : décrire toutes ses émotions et les événements traversés. Une fois les mots liés les uns aux autres et noués à sa vie, celle-ci serait supposément plus légère… 

 

Voilà, c’était ça : un accident bête et pressé. J’ai glissé alors que je voulais attraper mon train, le dernier du soir. Je voulais rejoindre mon petit ami de l’époque (qui a été encore plus pressé que moi pour attraper le train de la fuite et de la lâcheté) et ma famille. Nous devions fêter l’anniversaire de mon petit frère. Il y avait aussi une bande de racailles en rut qui traînait et je ne me sentais pas d’humeur à affronter les conventionnels « T’es bonne toi » et autres déclinaisons poétiques… Une soirée agréable m’attendait. 

Mais j’étais trop distraite, enjouée ; trop pressée.

J’ai glissé. 

J’ai perdu ma vie ce soir-là, et mes deux jambes à ma sortie de coma quelques jours plus tard. 

 

Allongez-vous confortablement sur votre lit. Fermez les yeux. Puis rouvrez-les et imaginez. Imaginez un vide qui vous ampute des sensations anodines et qui nous font parfois lâcher des injures, comme lorsqu’on se prend un coup sur le petit orteil ou lorsqu’on s’érafle le genoux, lorsqu’on s’obstine à marcher avec des chaussures trop hautes et en cuir trop serré nous faisant souffrir le martyr, lorsqu’on maugrée à l’idée de s’épiler pour sanctifier la beauté féminine… Toutes ces petites douleurs qui sont finalement des plaisirs dont je rêve, comparé à l’horreur de ces deux moignons qui suppurent, que l’on est obligé de raboter régulièrement et de panser quotidiennement pour ne pas que j’oublie ce fatal empressement. 

 

Ce ne seront plus que des souvenirs, mes pieds s’enfonçant dans le sable, goûtant en premiers aux vagues errantes et mousseuses, mes deux mollets au fur et à mesure engloutis par l’eau saline et fraîche. Mon attirail de plongée sous-marine ne me servira plus à rien… 

Souvenir encore les draps en coton d’Égypte ornés de broderie anglaise à chaque extrémité glissant sous les caresses, et les jupons, les robes, les pantalons qui faisaient de mes jambes l’autel de ma féminité. 

 

Les feuilles de papier se recroquevillaient sous l’effet de la chaleur et l’encre coulait, tombant comme des larmes, s’évaporant comme l’espoir.

 

Le public avait choisi de découvrir son parcours, face à celui du migrant Zafer Khalid. Le petit Matisse en avait réchappé à seulement un point près. L’audimat semblait ce jour-ci être plus curieux de cette infirmité que de la juvénilité. En plus de deviner lequel des deux allait périr cette semaine, le spectateur qui prédirait avec exactitude et inventivité la manière dont il se suiciderait remporterait deux places offertes pour la finale et dix mille euros[1]. 

Sarah avait lancé un regard empli d’amertume à Ashley Brogham. Elle ne savait pas si elle lui en voulait car elle aussi mettait sa vie en jeu ou car elle représentait ce système de soins privatisés il y a neuf ans, après l’effondrement dramatique du système de remboursements, qui l’avait privée de traitements, de prothèses accessibles et de suivis adaptés, et qui la démunissait du peu dont elle et sa famille disposaient encore. De quoi la fille du multimilliardaire Ethan Brogham qui devait sa réussite et son immense fortune à l’investissement dans les programmes et les cliniques de régénérescence corporelle pour clients fortunés, ainsi que dans la détention de brevets pharmaceutiques et appareils médicaux sur le marché pouvait-elle se plaindre et ne plus supporter, au point de souhaiter mourir ? Une adolescente encore pourrie-gâtée qui veut faire son intéressante se disait Sarah ; une petite frayeur pour prouver qu’elle existe et on lui trouvera une parade pour qu’elle s’éclipse de ce jeu quand cela deviendra trop dangereux pour elle !

 

Tout s’était enchaîné très vite : à la sortie de ma grande école de commerce pour laquelle mes parents avaient économisé, j’ai été directement embauchée. Mon salaire et mon poste d’ingénieure commerciale correspondaient à tous les sacrifices et à toutes les nuits blanches de papiers et de cafés. Quelle chance ! Comme si les jours qui se succédaient ne cessaient d’apporter leur lot de satisfaction et de bonheur ! Sachant que le taux de chômage, je me rappelle, atteignait les trente pourcents à cette époque et qu’un jeune sur deux ne trouvait pas de travail à la fin de ses études. 

Je faisais la fierté de mes parents. Ça me gênait qu’ils crient sur tous les toits que j’étais major de promo, ou ce genre de choses… Mais ça leur faisait plaisir ! Et maintenant c’est avec mélancolie que ces paroles raisonnent dans mon esprit… 

C’est vrai que c’était bon, ces moments de jeunesse insouciante comme on dit !

Une petite erreur humaine, tel que ça se produit souvent. Le défaut de courir toujours à tout va qui est distribué dès la naissance…

Tout s’est écroulé. 

 

​

[1]Ibidem note 9.

Les soubresauts mécaniques du métro berçaient Zafer. Ils étaient six dès l’aube dans l’immense wagon à s’assoupir sur les ronflements pneumatiques et à se tordre dans les virages étroits. Les parois noires, s’effritant de pollution et aux veinures de caoutchouc ou de cuivre patiné, filaient insidieusement. Quelques spots lumineux grisés par tant de visages tiraillés d’épuisement et ridés d’affliction s’éteignaient, puis se rallumaient, tirant de la pénombre somnolente ces pantins désarticulés à la figure verdâtre. Ils avaient quitté la station Bobigny-Pablo Picasso par la ligne cinq en direction de Quai de la Râpée où ils prendraient leur fonction pour la semaine, cette fois-ci. 

 

Le soleil incandescent dominait de toute sa majesté zénithale le ciel. La température dépassait les quarante-cinq degrés, ce qui continuerait d’augmenter dans la journée. Des heures et des kilomètres de marche depuis le crépuscule de la veille avaient limé le peu de semelle qui protégeait ses pieds du bitume poussiéreux, transpirant et vacillant. 

Des callosités recouvraient désormais ses deux voûtes plantaires qui le brûlaient. Il devait cependant poursuivre ce chemin vital. Des perles de sueur s’écoulaient de son dos courbé et de son front. Les dernières heures d’effort seraient éreintantes, il le savait. Ses papilles et sa gorge s’atrophiaient du manque d’eau. Il avait essayé d’économiser un maximum sa petite bouteille, dont il collait de temps à autre le goulot à ses lèvres dans le mince espoir de sentir une goûte du précieux liquide roulé sur sa langue. Ses tempes déchaînées tapaient, et son crâne bouillonnait de cette fugitive traversée, des tortures du passé, des massacres de la vie. Il repositionna son léger sac de souvenirs et de billets sur son épaule. La chaleur brouillait la réalité.[1]

Zafer ouvrit les yeux. Ils étaient arrivés à destination.

 

Deux par deux ils descendirent un escalier qui menait à un vestiaire. Ils durent se déshabiller entièrement, comme à chaque fois qu’il prenait leur poste et ils s’alignèrent devant leur tas de vêtements. Une brigade de dix surveillants, cheveux coupés courts, les yeux glaçants, le sourire évanoui, vêtus d’un uniforme noir impeccable et de grosses bottes grinçantes sur le carrelage brillant vint les fouiller. Les hommes de plomb s’emparèrent du tas et leur donnèrent une plaque en ferraille rouillée avec le numéro du matricule et du baluchon à récupérer à la fin de la journée. En rang les uns derrière les autres, on leur distribua une combinaison râpeuse, à peine nettoyée du précédent malheureux exploité et toujours soit trop grande, soit trop petite. Une paire de godillots crottés et répugnants trônait sur le linge plié. 

Comme à chaque fois, le quotidien était rythmé par les humiliations. L’appel à double-fonction établissait le secteur dans lequel ils allaient être affectés. Un adjoint au personnel aboyait chaque injonction. 

  • « C’est bon, toute cette vermine dégueulasse a été fouillée ?

  • Oui monsieur. RAS.

  • On ne sait jamais ! Ça réfléchit pas trop là-dedans (il tapota sa tête de son index, message destiné à cette équipe de relève en jaune), mais ça pourrait leur prendre comme une envie de pisser de nous poser une bombe. N’est-ce pas, bande de rats ?! D’ailleurs vous allez pas tarder à les rejoindre, vos congénères. Le seul endroit à Paris qui vous est accordé et familier ! Le cinq étoile des égouts ! »

 

Son rire gras souleva les railleries des molosses sombres. Chaque parole qu’il prononçait s’adjectivait d’insultes et d’abus d’autorité. Ce n’était plus qu’une question d’habitude… Et il exhortait ses collègues à suivre son exemple. 

 

  • « Allez ! On répond bien fort « Présent, monsieur le bon, le beau, le brave chef du personnel », pas adjoint hein, sinon j’en fous une et vous irez croupir là où personne ne viendra jamais vous chercher. D’ailleurs qui viendrait vous chercher hein ? Il attrapa un collège de Zafer pour la joue, mimant un geste affectueux, bien que brutal et rabaissant ici. Une salope de petite copine ? Votre petite femme baisée qui vous prépare la popote ? Hmm rien de tout ça, pas vrai ? Parce que vous n’avez rien et vous n’êtes rien ! Allez du nerf, on magne son cul flasque (et il lui mit une claque fracassante aux fesses). 

Numéro CB – B129 – C68. Égouts élémentaires rue Villot. Secteur A. 

  • Présent, monsieur le bon, le beau, le brave chez du personnel. 

  • Numéro CB – B129 – C69. Collecteur principal Boulevard Diderot. Secteur D.

  • Présent, monsieur le bon, le beau, le brave chez du personnel.

  • Numéro CB – B129 – C70. Collecteur secondaire Quai de la Râpée. Secteur F. »

 

Aucune réponse. L’adjoint réitéra l’appel en hurlant, ponctuant par des invectives, le teint écrevisse de colère ! Le numéro CB – B129 – C71 s’avança, tremblotant :

  • « Il, il est mort cette nuit.

  • Qui ça !

  • Abdallah Gasmi, enfin le numéro CB – B129 – C70.

  • Il est mort cette nuit, monsieur le bon, le beau, le brave chef du personnel. Bon sang c’est pas compliqué quand même ! T’as pas compris ce que je viens de dire ! Tu comprends pas le Français abruti ! Bah tu prendras sa place pour la journée et qu’en t’auras fini, t’iras à l’émissaire de la zone, c’que tu devais faire aujourd’hui et t’y passeras la nuit, histoire de te rafraîchir les idées ahahah ! J’espère que t’es pas trop fatigué mon p’tit chou ! CB – B129 – C72. Collecteur principal Boulevard Diderot. Secteur D.

  • Présent, monsieur le bon, le beau, le brave chez du personnel. »

 

Le numéro CB – B129 – C72. Camp Bobigny – Baraque 129 – Couchette 72. Autrement dit Zafer Khalid. Il prit le matériel pour nettoyer et surveiller le large égout qui lui avait été assigné avec son ami Jahid (CB – B129 – C69). Au moins ils avaient échappé aux déjections d’urine et de matières fécales, mais allaient patauger dans une quasi-obscurité (les piles étant souvent dérobées) et sans harnais de sécurité près d’une petite rivière rapide d’ordures, assez profonde pour s’y noyer, comme cela était arrivé il y a trois jours à l’un de leurs confrères migrants de la baraque 128, stationné au Boulevard Morland. On ne l’avait pas prévenu qu’une vanne allait être ouverte et il fut précipité, la nuque brisée, jusqu’à l’aval. Son corps avait été ensuite lesté de pierres par les surveillants. Un seul mot d’ordre : se débarrasser des corps rapidement pour ne pas éveiller d’émeutes chez les travailleurs. Le soir même, ceux-ci avaient organisé une veillée clandestine. Mais il arrivait également de trébucher et de disparaître…

 

​

[1]Paragraphe à mettre en lumière dans la suite du récit : vécu de Zafer Khalid.

Une limousine élégante aux courbes raffinées l’attendait aux pieds de la Résidence de la Pinède. Ashley avait profité des tièdes températures locales pour un mois de décembre pour bronzer sur la plage privée. 

« Bonsoir Mademoiselle Brogham. Je vous souhaite la bienvenue et j’espère que vous allez bien. Vous êtes resplendissante, comme toujours, mais plus encore ce soir. Je me charge de vos affaires et vous prie de bien vouloir vous installer confortablement. Du Ruinart rosé et du Ballantine’s sont mis à votre disposition comme vous le désiriez. N’hésitez pas à me solliciter pendant le trajet si vous avez besoin de quoique ce soit. » Une pause-pipi, un achat de Bounty, un petit câlin platonique avait-il envie d’ajouter, mais son contrat lui interdisait « toutes informations à titre impertinent ». Ce chauffeur à la politesse surpayée lui ouvrit courtoisement la porte lustrée et étincelante. Son front luisait de chaleur et ses cheveux châtain foncé collaient à ses tempes. De minuscules perles brillaient sur une peau rasée avec finesse au-dessus de sa lèvre. 

Ce pauvre jeune homme inexpérimenté, le sourire fier et heureux cuisait sous sa casquette phrygienne et son costume deux pièces. La chaleur asphyxiante haussait une eau de Cologne entêtante.  

 

Un chatoiement délicieux et sublime de foulards soyeux évanescents, un engloutissement progressif de lumières pures vers les entrailles de l’infinie quiétude, un camaïeu apocalyptique de nuances célestes défilaient par-delà les vitres teintées, se couchaient sur les plages abandonnées. Des villas ambrées, des bosquets orangés et des pins rosés surgissaient à toute allure, tandis qu’une mer aigue-marine avortait en des frémissements indolents sur un sable immaculé. Quelques yachts luxueux stagnaient dans la lagune, surplombée par les récifs montagneux verdoyants et foisonnants, juges impitoyables et silencieux des futilités matérielles. 

L’antre de la ville approchait goulûment: les lampadaires narguaient la poésie du crépuscule, alternant avec l’exotisme déprimé des palmiers importés. Les clapotis dissonants et vagissants heurtaient le béton poli des ports de plaisance oisifs et des promenades paresseuses, prolongements maritimes et superficiels des parkings payants, à la barrière bicolore avide et aux carrosseries poudroyantes. Des bistrots bruyants et populaires déversaient de façon orgiastique des litres de bière de part et d’autre. Les scooters pétaradaient entre les berlines luxueuses et les Vespas vibraient à proximité des quatre-quatre rugissant. Le panneau de signalisation délimitait l’agglomération flamboyante et ploutocrate de St Trop’. 

La limousine longea les quais successifs, contournant la rade agitée et débordée par les magasins de souvenirs superflus, les bars tendances anthracites et rouges attirant leur clientèle par un concours d’enceintes tambourinant, les clubs branchés fourmillant de refoulés aux entrées et de blondes platines juchées sur des échasses pour la parade. Un énorme yacht ivoirin se dressait au bout de la Môle d’Estienne d’Orves. Un paquebot plutôt, de baies fumées, de courbes électriques et affinées, s’achevant sur une proue, triomphe du design épuré, brasillant de sa superbe alors que la nuit s’étendait sur la mer. 

 

  • « Mademoiselle a-t-elle fait bon voyage ?

  • J’avais dit du Ballantine’s 30 ans, pas de la pacotille de 12, et votre champagne n’est pas assez frais… »

 

Le chauffeur se confondit en excuses.

 

  • « Je sais qu’on vous a chargé de m’attendre toute la nuit. Ce n’est pas la peine. Je me débrouillerai.

  • Mais, c’est qu’il s’agit…

  • Oui, d’un ordre. Exactement et tout le monde sait que les ordres, ça ne sert à rien, juste à ne pas être respecté, sinon ça ne serait pas un ordre mais un souhait, une prière, un désir. Tout ce qu’on vous dit de faire est chargé d’obligation, d’injonction, de ton impérieux… Alors moi j’aimerais que vous partiez. Je ne sais pas moi, rentrez chez vous, regardez du foot, mangez une pizza… Bref faites ce que vous voulez sans ordre et personne n’en saura jamais rien ! »

 

Elle lui glissa un billet de cinq cent eurosdans sa poche poitrine, avec un regard espiègle et s’enfonça dans cet amas de taules flottantes. 

 

La pluie régnait en cantatrice pleurante. Le bateau avait quitté il y avait un peu plus de cinq heures la rade coruscante de Saint Tropez, sillonnant les criques rocheuses et intimistes, les horizons plats et noirs d’encre. 

La débauche d’alcool, de drogues et de sexe était banalement exhibée ; les danses lascives et les spectacles démoniaques finissant par étourdir les rejetons des prodiges de l’opportunisme. Une extase intoxiquée enfantait des visages grisés aux sourires dévastés par des fêtes hebdomadaires, rivalisant d’originalité et de narcotiques en farandole. Ashley se laissait conforter par les berçantes boules à facettes et les projecteurs violets, rouges et jaunes se balançant au rythme des esclaffements de ses frères et sœurs d’excès, des platines tournoyantes du disc-jockey. Hier, cela avait été un défilé de mode, aujourd’hui une soirée privée et demain, ce serait un cocktail entre membres privilégiés à l’occasion d’un quelconque vernissage… 

La semelle rouge feu de ses escarpins était emportée par le torrent déferlant des coquilles d’œufs disposées en mosaïque sur la laque charbonneuse incrustée. Un maître laqueur chinois avait été dépêché spécifiquement pour transformer l’acajou basique du yacht en une pièce rarissime de minutie, de raffinement et de somptuosité. C’était une œuvre d’art voguant, à l’ambiguïté intrigante : des façades des plus sobres, renfermant jalousement un faste extravagant réservé aux initiés de l’apparat. Une équipe entière qualifiée et un an de précision esthétique obstinée avaient revêtu les sols d’une myriade de fines pellicules de laque culminant grâce à l’ultime couche de qualité suprême qui allait recevoir les plus majestueuses ornementations, inspirées de la tradition. Ils avaient baratté manuellement la résine miraculeuse, jusqu’à obtenir les teintes désirées en fonction de l’ambiance des salles : une palette s’étendant de l’orge au cachou, en passant par le mordoré. Les exigences du propriétaire s’accommodaient à celles des techniques pour gagner des dégradés de laque qui délimiteraient les espaces de festivités : des pigments de cinabre procureraient l’intensité du rouge, tandis que la solitude des pigments de l’orpiment attiseraient l’éclat du jaune, et que, mêlés à l’indigo, un vert abyssale apaiserait les motifs d’une végétation luxuriante. Chaque surface avait été enduite à l’aide de pinceaux en cheveux de Chinois. De longues journées de séchage avaient ensuite été nécessaires avant un ponçage tendre à l’eau, et diverses autres étapes dont on taisait religieusement le nom pour conserver toute la mysticité des savoir-faire ancestraux. 

La méticuleuse et absolue précellence d’un cérémonial artisanal touchait son apothéose quand le regard d’Ashley s’enfonça dans les interstices laqués des fragments de coquilles, auparavant écrasées et tamisées avec soin, ici apposés à la pince en des flots frétillants bordés par la nébulosité d’une nuit sans étoile, d’une lune pâle et lymphatique. Les faisceaux lumineux hystériques étaient engloutis par les abysses épidermiques de la laque, leurs réflexions se dissipant à tout jamais, à l’instar de la lucidité d’Ashley. Une transparence perfide les ayant dérobés.

Son esprit s’évadait parmi les panneaux des solennels temples anguleux chinois soufflés à l’or rouge et blanc, parmi les humbles siheyuans de poudres se dressant dans l’aurore corail, parmi une lagune de nacre protégée par la pulvérulence prééminente des montagnes sacrées verdissantes… La dignité pétrifiée d’une Grande Muraille de Chine éburnéenne surveillait en honnissant l’éternel cycle pernicieux des entités décadentes, pauvres de sagacité. Des nuages anthropomorphes projetaient des geishas fantasmatiques poudrées de céramique, aux traits vaporeux effleurant à peine la laque. Un peu plus loin, des décors togidashis exquis et bucoliques, émanations chimériques des femmes voluptueuses agitant des éventails de crêpe en feuilles d’argent, tenant avec langueur des ombrelles en dentelles d’aventurine rouge. Un papillon en paillettes de calcédoine bleue, un autre saupoudré d’un savant alliage de fluorite et de pierre de jade, puis encore un autre et un autre… naissaient d’un parterre ondoyant et onctueux de vibrantes fleurs de lotus en quartz rose qui s’entrouvraient comme des chrysalides de pétales. 

Une pirolle à bec rouge égarée dans l’univers calfeutré des roseaux ignorait l’harmonie édénique qui le transformait en une chinoiserie de poussières enchanteresses. Elle ignorait aussi les chants suaves et délicats des oiseaux inquiétants par leur sublimité figée, étranges par leurs yeux gravés, trous évidés parfaitement circulaires, aux allures de voyeurs opaques. Un oisillon ébouriffé de jaspe rouge gazouillait à tue-tête, réclamant l’attention de sa mère plumée de cornaline. Un autre, gonflé de turquoise, virevoltait dans un ciel de laque, des paillettes clairsemées dessinant ses tourbillons impétueux. Un duvet de citrine sautillait de branche en branche, avant de plonger dans un océan d’orchidées aux reflets améthyste. Abrité par les boutons nacarats des cerisiers, un oiselet en sodalite patinée dispensait l’équanimité. 

Ashley se sentait de plus en plus lénifiée, guidée par un banc de tortues aux carapaces serties de pierreries, légèrement rehaussées, comme un tapis de sable dans lequel les pieds s’enfoncent lentement. Elles naviguaient parmi les ondes de coquilles d’œufs. Des particules de bronze esquissaient des pattes et des queues fendant le courant, des têtes immergées dans des rêveries marines insondables se dirigeant vers le divin firmament. 

 

Que de paysages, d’animaux et d’insectes cristallisés et assoupis, captés dans leur grandeur, juste avant de s’échouer sur les rives du Tartare effritées par le stupre, accueillis par des épaves spectrales gémissant pour les unes, hurlant pour les autres, se tordant toutes sous le poids du supplice de n’avoir pu avertir les canaux accostant remplis d’onirismes candides, à présent affolées…

Or ces paysages, ces animaux, ces insectes laqués ne sombreraient jamais dans les ténèbres du cauchemar. Impossible. Ils étaient les fruits imputrescibles de l’artiste démiurge, génie investi par Dieu, qui civilise, pacifie et éblouit le monde par la pureté et la transcendance de ses créations rédemptrices.

  • « Qu’en est-il des sondages Maryline ? lança Celestin Atkins à son assistante, absorbé par son nouveau jeu en hologrammes sur Smartphone.

  • Eh bien comme vous pouvez l’observer Monsieur Atkins, les résultats de l’enquête effectuée par l’IPHEOS[1]et parus hier à 18h34 annoncent très largement la mort du migrant à très exactement 85, 915%, suivi ensuite de la femme handicapée à 13, 343% et de la lycéenne milliardaire à seulement 0, 738% (soit une miette de la population française qui s’enthousiasme à l’idée du suicide de cette jeune fille). Permettez-moi de vous rappeler mon scepticisme à son égard : une jeune fille riche en plus ou moins bonne santé qui sera sauvée au moindre problème et qui, justement, pourrait nous en poser, eu égard au pouvoir de son entourage. Elle ne rapporte rien de surcroît, amusant à peine l’audimat par sa plastique, sa vie luxueuse, ses frasques… »

 

Atkins ne sourcillait pas à l’écoute des reproches de son assistante, relevant occasionnellement son regard vers les données projetées depuis la tablette tactile entièrement de verre. Il se contentait d’écouter passivement, ses sens divertis par son jeu, furibond s’il perdait.

 

  • « Je favoriserai donc, si je puis le suggérer, l’accentuation de notre émission et de nos habiles discours à des proportions égales aux sondages. À ce sujet d’ailleurs, les prévisions sur la façon dont les participants pourraient mettre un terme à leur vie sont assez hétéroclites. 

Il est toujours impressionnant de voir à quel point nos numérico-spectateurs font preuve d’inventivité lorsqu’il s’agit de remporter une belle somme.

Là encore, je vous conseillerai, en accord avec la DFG[2]de et la DFNTMF[3]d’augmenter au prochain prime-time les gains offerts pour deviner, à titre d’exemple, ce qui pousse tel candidat à l’ultime besogne. Bien que cet argent provienne immédiatement du salaire de tous les spectateurs, mais cela, avouons-le, ils n’ont pas à en avoir connaissance évidemment ! 

Aussi le CGI[4]de , suite à l’investiture du nouveau PDGI[5]Monsieur Prospeures, s’est dernièrement réuni par statuer, entre autres, en faveur de l’harmonisation des dépenses liées aux divertissements proposés dans les émissions, quelque soit le pays. Nous attendons le bulletin officiel qui devrait nous parvenir d’ici la fin de la semaine (certains points sembleraient être encore en pour-parler) mais d’après la DFG qui a travaillé sur le projet et qui me l’a confirmé ce matin, il va nous être demandé, à notre tour, de jouer de notre inventivité pour stimuler les clients-spectateurs, qui dorénavant pourraient (et seraient encouragés) à parier directement avec leurs propres fonds financiers ! Une nouvelle porte des possibles s’ouvre alors dans l’ère de : nous pourrions encaisser jusqu’à 50% sur les paris (voire plus à l’avenir) et optimiser nos recettes, pour le moment stagnantes, ne nous le cachons pas, en raison du déficit causé par l’avancement des gains des divertissements par la société elle-même, avant de rétablir la balance quand les prélèvements sur les salaires en fin de mois sont exécutés. L’IPHEOS et vont travailler main dans la main pour créer un site empochant les mises. 

Bref je m’égare et il me faut tout de même terminer cette entrevue sur les sondages prévoyant le caractère du suicide de chacun de nos « amis » (conclut-elle, avec une pointe de cynisme, attitude devenue habituelle parmi toute la population). »

 

Les statistiques et les diagrammes colorés défilaient, commentés par sa voix claire et aigue. 

 

  •  « Pour une grande majorité, le migrant va se noyer dans un précipice d’ordures infectes, ce qui n’est pas une surprise (se permit-elle de commenter). Ils sont 95, 278% à en être persuadés et bien sûr, le premier à avoir émis l’idée (la première devrais-je dire en l’occurrence, puisqu’il s’agit de Madame Tiphaine Lavandière) depuis le début de la semaine reportera les dix mille euros. Tirons ainsi un trait sur l’originalité ici… Les cinq autres pourcents pensent à une chute navrante sur les rames déclinantes de la ligne cinq ou bien à un empalement sur un de ces pieux rouillés dans les camps d’accueil, destinés à délimiter les zones. Je vous épargne les détails sur d’autres conditions réalisables. Elles sont de toute façon énumérées dans ce rapport pour chaque candidat (et elle fit tomber un lourd dossier relié sur le bureau en verre trempé du présentateur vedette). 

  • Vous faites bien, la coupa Celestin, toujours plongé dans son hologramme sautillant. Maryline reprit sans prêter attention à la remarque de son supérieur.

  • En ce qui concerne l’handicapée, les avis sont plus mitigés. 8, 126% évoquent un suicide par manque d’oxygène, autrement dit un étouffement à l’aide d’un sac plastique. 23, 793% supposent une agonie provoquée par des veines tailladées. 33, 454% croient à une défenestration et enfin 34, 839% prédisent une absorption de médicaments couplée à de l’alcool. Quelques intrépides se sont aventurés à imaginer une pendaison, évidemment non par les pieds (se risqua-t-elle à faire de l’humour, ayant pour mérite de soulever les éclats de rire roques de son interlocuteur). Pour finir, le site IPHEOS recense également une noyade pour la fille fortunée à 99, 581%, compte-tenu du nombre réduit d’individus s’intéressant à son cas. »

 

Maryline termina son exposé en ces termes et attendait une réaction de son chef, les mains croisées devant son bassin. Elle fixait avec aplomb le quarantenaire arrogant. 

La société The Suicide Showavait pour coutume de toujours céder aux caprices de ses animateurs, richissimes personnages, propulsés tant par un réseau soigné de cols blancs amidonnés et de boutons de manchettes rutilants, marqués du sceau des initiales gonflées, que par un physique d’acteur lisse, capable d’endosser à la fois une myriade d’états d’esprit et d’haranguer une vaste foule. C’étaient eux, les grands gagnants de l’émission. Le contrat de Celestin Atkins promettait, parmi de nombreux autres avantages, la construction d’une résidence privée, reflétant ses goûts et les valeurs du programme phare : le célèbre présentateur endossant en premier lieu un rôle publicitaire. 

Une cathédrale de verre et d’acier s’était alors dressée en quelques mois sur l’ancienne Place Dauphine, subissant une ultime réflexion… Les bienveillantes autorités de protection et de préservation du patrimoine n’avaient pu s’opposer aux projets nihilistes de la société de divertissement, qui occupait à elle-seule, par de fervents défenseurs, une grande majorité des postes stratégiques lors des conseils d’administration en tout genre, faisant fatalement pencher les décisions en leur faveur. Le pittoresque assortiment des immeubles, tantôt habillés de façades en pierres calcaires et en briques, tantôt vêtus d’un parement poli crème, tous coiffés des traditionnelles plaques de zinc et d’ardoises patinées par le ruissellement de la pluie, n’avait pas résisté à l’hégémonie tentaculaire et dévastatrice des nouveaux dirigeants masqués, disciples inconditionnels du show. 

La parcelle triangulaire de la Place Dauphine, convertie en autel médiatique autoritaire, devait symboliser la très simple structure hissant à son sommet le despotique animateur, régnant sur le public et les candidats de part et d’autre. La vue dégagée sur le Pont-Neuf, la statue équestre du « Vert-Galant » et le Louvre le plaçait dans le sillon des Grands Hommes, rivalisant d’hubrisavec ces derniers. 

Des dalles de béton armé avaient été coulées pour rehausser le niveau de la Place (maintenant enterrée) : une précaution nécessaire qui évitait les risques d’inondation et autorisait à l’édifice la démonstration de son indécente ampleur et de ses orgueilleux étages panoramiques. De robustes piliers d’acier inoxydables plongeaient leurs racines pour élever et soutenir les façades de verre épais fumé et opaque. Un désir de laisser pénétrer la lumière sans pour autant dévoiler de ses activités. Un bâtiment à la transparence ambiguë, satirique, hypocrite. Un balcon filant à mi-hauteur, dépourvu de garde-corps, suspendait alternativement dans le vide des plaques d’aluminium et de plexiglas, sur deux mètres de largeur. La demeure d’Atkins répondait à Notre-Dame, décharnée et sanglotant des tintements de cloches choquées par des bourrasques de vent, par la consécration du purisme architectural, par l’adoration de son fidèle audimat massif, par l’ascension d’une nouvelle religion corrompue et captieuse prêchant chez les adeptes les plus désillusionnés la rédemption d’une vie pathétique, la grâce d’un acte inavouable et hérétique, ou bien une messe cénobitique moderne, autour d’un hostie consommateur. Le prosélytisme de l’émission était partout présent. 

 

  • « Parfait ! S’exclama Celestin Atkins. J’ai enfin démonté ce petit con d’adversaire ! Personne ne doit me résister !

  • Bravo Monsieur Atkins, le félicita platement Maryline. 

  • Il faut toujours vaincre et gagner, même pour un jeu stupide : c’est la base de tout ! Le jeu montre la personnalité." 

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Mademoiselle Mersset (il siffla entre ses deux incisives les [S] successifs de son nom pour créer un malaise malsain), heureusement que l’on ne vous paie pas au mot prononcé, sinon nous serions ruinés chez , ricana-t-il, la tête en arrière, affalé sur son sofa à l’image de l’office aseptisé. Il la palpa, en se redressant, de ces deux petites perles vitreuses de lubricité, humides et pénétrantes. Veuillez bien détacher, s’il vous plaît, cette chevelure emprisonnée par ce grossier chignon et ôtez-moi ce bien trop strict boléro pour une si fraîche et succulente silhouette : libérez-vous des conventionnels carcans, voyons ! Nous sommes entre nous ! (À présent un ton mielleux gâchait la rudesse de son caractère et l’ignominie de ses desseins nauséeux.) Ah les pantalons, quel ingrat vêtement pour les femmes… 

Vous savez que tout le monde vous apprécie ici, y compris moi. Mais vous avez encore des progrès à faire : apprenez à être plus concise, à lâcher-prise et ne tentez pas de faire de l’ombre à qui que ce soit en vous mettant les gens dans la poche. est une grande famille, structurée, hiérarchisée et chacun y a un rôle très précis. Et puis votre salaire est bon : il n’est pas exempt d’augmentation si nous nous arrangeons bien (il lui fit un clin d’œil, comme pour conclure un marché tacite, au consentement bafoué). »

 

Les écrasantes ailes de la nuit s’abattaient avec empressement sur les dernières lueurs de la capitale réfractaire, épuisée des luttes contre la voracité et l’insatiabilité d’un bec outrageux et obscène, abandonnée aux griffes lacérant et dépeçant l’épiderme fragile de l’espoir.

 

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[1]IPHEOS : Institut Privé des Hautes Études en Observations et Sondages.

[2]DFG : Direction Financière Générale.

[3]DFNTMF : Direction financière numérico-télévisuelle des médias français. 

[4]CGI : Conseil Général International.

[5]PDGI : Président Directeur Général International.

  • « Et la grande ou le grand gagnant de cette semaine, qui, je le rappelle, remporte la confortable somme de dix mille euroset deux places pour la palpitante finale du magistral show est… »

 

La première annonce publicitaire d’une très longue série interrompit le présentateur. Le public maudit en chœur la pesanteur du suspens. Les chanceux spectateurs présents sur le plateau étaient prêts à bondir s’ils entendaient leur patronyme, les pieds campant des appuis stratégiques au sol, le dos légèrement courbé subissant l’impulsion de l’excitation, le visage en proie à des crispations. On aurait dit un régiment de clones impatients. L’autre masse considérable de spectateurs tiraillés derrière leurs écrans, haletait sous la tension ! Vingt interminables minutes les séparaient du très convoité dénouement. Les publicités se succédaient : sérums anti-âge prescrit dès la fin de l’adolescence, légumes nourris aux OGM, voitures abordables à seulement quelques milliers d’euros, tests de grossesse, bouteilles d’alcool, caleçons, outils pour le jardinage, assurances santé-vieillesse-décès, protections périodiques hygiéniques bariolées de liquides multicolores, téléphonie mobile et produits informatiques… Acmé hypnotique du cortège de ces tableaux surréalistes, les films publicitaires pour parfums capturaient l’attention par une esthétique lisse, des musiques hypnotiques et de sensuelles égéries. 

Trente secondes avant la reprise du prime, Celestin Atkins réapparut, son brushing réajusté et parfait, le teint rayonnant. Sous ses allures de prophète éblouissant au milieu d’une arène tendue, plongée dans une pénombre bourdonnante de pouls énervés et rugissante d’enceintes tonitruantes, il s’époumona : « Laure Calance ». Un écran cyclopéen cligna et devint net. 

Le public chercha du regard la vainqueur dans cette somptueuse salle à manger au plafond mouluré, porté par des colonnes corinthiennes d’authentique marbre Vert de mer. Un patriarche trônait au bout d’une massive table en Amboine, faisant face à une télévision qui retransmettait l’image de son foyer aux numérico-spectateurs. 

 

  • « Laure Calance est-elle parmi vous ?

  • Oui, répliqua une voix fluette. Une jeune fille dodue d’environ treize ans qui en paraissait dix se leva de table pour se mettre dans l’axe de la télévision-caméra. 

  • Alors quel effet ça te fait d’avoir gagné ? Celestin s’accorda un ton plus cordial et chaleureux.

  • Oh, je me réjouis ! Comme je suis chanceuse !

  • Tu m’as l’air d’habiter là une bien belle maison ! Qui est avec toi et que font tes parents ?

  • Oui c’est la villa de Papa. Il vend des choses. Et Maman ne fait rien, elle est sa princesse, ajouta-t-elle avec toute la niaiserie de son éducation. Puis elle désigna de gauche à droite de son père, ses deux sœurs et sa mère.

  • Vous devez être fiers de votre fille et de votre sœur ! Elle a fait preuve d’une étonnante perspicacité pour son jeune âge ! Que vas-tu faire de cette somme et qui va t’accompagner pour la finale ?

  • J’aimerais beaucoup beaucoup de jeux de fille pour m’amuser avec mes copines ! Et aussi m’acheter plein de vêtements et des robes et des bijoux et du maquillage pour être la plus belle !

  • En voilà de beaux projets !

  • J’irai à la finale avec sa mère. Nous pensons qu’elle est encore trop jeune pour y assister, intervint le père dans la conversation, affublant lâchement le marqueur flagrant de son opportunisme d’un ridicule voile de prévenance. 

  • Bien ! Nous vous assurons un très beau spectacle ! Ta victoire, Laure, t’inscrit dans la grande histoire de The Suicide Show, la flatta Atkins ! Comme toutes celles et tous ceux qui auront remporté cette saison des gains, tu pourras être tirée au sort pour voir l’envers du décor de la prochaine émission, ses coulisses, son élaboration et rencontrer, chance inouïe et rare, les candidats, assister à leur sélection, clé secrète du programme. En attendant, ta famille et toi ne nous quittez pas (phrase de pure convenance, sachant que est l’unique divertissement diffusé). Durant toute la soirée nous allons revenir sur le très triste, accablant, déchirant, bouleversant suicide de Sarah Kapersky. Et le public décidera bien évidemment de ceux qui devront mettre à l’épreuve leur vie, cette nouvelle semaine. » 

Le jeudi 13 décembre 2031

 

Maman, Papa, Nicolas,

 

Il n’y a plus de journal et il n’y a plus de foi. Prenez cette lettre comme sa page finale et s’il vous plaît, ne blâmez pas mon précieux frère, qui, malgré la difficulté de l’épreuve, m’a aidée jusqu’à la fin. Nico, tu es mon homme fort, je t’aimerai toujours.

Je sais que vous n’étiez pas enchantés à l’idée que je participe à ce jeu cruel – peut-être aviez-vous ce sixième sens de parents attentionnés, inquiétés par un mauvais pressentiment – or vous avez toujours été ouverts, riches en conseils et avares en injonctions, prêts à offrir la possibilité de réaliser mes rêves et de me voir épanouie. Je souhaitais ici tuer la morosité de ma vie, armée de mes dernières illusions. Je pensais être plus attachée à l’existence que mes deux autres « adversaires » las, et finalement c’est moi qui suis tombée la première, broyée une fois de plus danscette course pour la vie… J’ai tué l’espoir et moi-même. 

Mes chers parents et mon cher frère, ne culpabilisez pas. Faites votre deuil et ayez en mémoire tous les sacrifices que vous avez faits pour moi depuis ce terrible accident. J’agis sans doute en égoïste à vos yeux à l’instant même où vous lisez cette lettre, mais je suis sure que votre vie sera plus douce, plus paisible et que vous retrouverez votre joie, l’éclats de vos rires absents. Je ne dis pas que vous m’oublierez, mais comme quand on perd un être cher, on ne garde au bout d’un certain temps que les joyeux souvenirs… Ce sont ceux-là qui comptent !

Je comprends bien la douleur d’une telle amputation : apprendre à vivre avec ce que l’on a perdu et que l’on ne retrouvera plus jamais. Mais à ma différence, vous viviez avant de m’avoir et vous continuerez à vivre. Vous ne ressentirez pas l’absence d’un membre qui vous portait (car je n’ai jamais pu vous soutenir) et je serai éternellement dans votre tendre cœur. Il s’agira tout simplement d’une longue absence, d’une longue plongée vers d’insondables abysses que vous connaîtrez à votre tour dans bien des années, je l’espère ! Pensez à mon frère : il aura encore besoin de vous pendant longtemps ! Soutenez-vous comme la famille unie que nous avons toujours été !

Mettre un terme à ma vie, c’est mettre un terme aux souffrances qui cohabitent avec nous. Je n’arrive pas à faire le deuil du passé et à porter sur mes épaules fatiguées le poids d’un fardeau contrainte de partager… Je n’arrive pas à m’ôtez de la tête notre belle résidence avec vue sur la Côte d’Opale, mon insouciance, ma liberté. Me remémorer les sorties cinéma et les séances shopping, les soirées entre amis, en bref l’effervescence d’une vie me soulève l’estomac… Voyez comme mon écriture en tremble… Je refais tous les jours l’histoire de ce qu’aurait pu être ma vie, notre vie…

Les frais médicaux quotidiens non remboursés ont causé notre ruine. Nous avons dû emménager dans ce déprimant logement d’après Seconde Guerre mondiale, vétuste et exigu, et y dépenser encore nos dernières économies pour un piètre agencementcensé me faciliter la vie et me procurer un semblant de relative indépendance. Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver de la rancœur envers cette fille, Ashley Brogham, bien qu’innocente, mais qui représente tellement à mes yeux la privation dont me fait subir l’entreprise de son père et la société quant à l’excessif prix des prothèses. Chaque jour je ressens le vide. 

Je refuse de vivre plus longtemps en assistée, de vous voir, Papa, Maman, vous éreinter en cumulant d’infâmes jobs et toi, Nicolas, en faisant passer tes études au second plan pour compléter les dépenses. Je refuse les morsures de la solitude qui me consomment. Je refuse surtout l’humiliation de ma condition. Je ne supporte plus les regards partagés entre l’apitoiement et la curiosité lors de mes sorties devenues rares. Je ne supporte plus que ma fébrile santé et l’amollissement de mon corps vous oblige à me nettoyer comme un nourrisson inerte, lorsque certains médicaments manquent ou que d’autres se font moins efficaces. Je ne supporte plus enfin l’absence d’un petit ami aimant et compréhensif, qui ne me prend pas pour un énième trophée dans son palmarès fétichiste de difformités, ni les dévoués vendeurs de plaisirs que vous avez payés de votre exténuant labeur afin de m’assurer la cohérence d’une existence… Il en va du reste infime de dignité qui caractérise chaque être humain. J’ai déjà perdu mes jambes et je ne veux pas le perdre.

Maman, Papa, Nicolas, menez une vie apaisée, réconciliée, soulagée : c’est ma dernière volonté. N’ayez crainte des jugements, vous avez fait tout ce que vous pouviez.

Maman, Papa, merci pour votre soutien. Vous avez été des parents merveilleux et je vous prie de m’excuser si je n’ai pas été à la hauteur.

Nicolas, tu es le frère idéal, beau et intelligent. Que de magnifiques et inoubliables moments passés à tes côtés ; y compris les chamailleries ! Construis-toi une vie aimée et sereine. Je serai toujours là, près de toi. 

 

Pardonnez-moi.

Je vous aime. 

Votre fille et ta sœur, Sarah. 

Un silence complice et réservé avait bercé l’ultime sortie en mer du frère et de la sœur, qui plongeaient jadis ensemble. Les flots chahutaient doucement l’embarcation de fortune, louée à un rustique mais débonnaire marin, qui se revendiquait de la tradition régionale par son allure de pêcheur intrépide.

Nicolas équipa Sarah de son attirail de plongée et vérifia la pression du manomètre. La bouteille indiquait un niveau d’oxygène suffisant pour assurer une tranquille descente. Il avait accepté d’accompagner sa sœur par amour, sans essayer de la dissuader, respectant son vœu de « ne pas être enfermée sur terre ». Deux jambes de plomb conféraient du volume au bas de la combinaison. Ils s’étreignirent de longues minutes, bercés par les bras écumeux de la placide mer. Le ciel étonnait par ses lueurs bleues qui égayaient La Manche. Une brise fraîche venait rappeler le supposé temps hivernal. Sarah se renversa lentement en arrière ; Nicolas balança avec une pudique indolence les deux pesants morceaux de néoprène. La physionomie de sa sœur ondula sous les troubles frémissements et s’abîma vers les entrailles sibyllines. D’impalpables sirènes agrippaient le corps abandonné pour le tirer vers de mélancoliques épaves effritées par les fougueux courants, vers des canapés d’algues tapissant les fosses sous-marines, vers des fauteuils et des lits flexueux de sable cendré…[1]

 

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[1]Suggestion : développer le passage avec le décor des côtes boulonnaises => bunkers en ruines accrochés à la falaise… (Par exemple elle veut une dernière fois descendre ces chemins d’enfance et son frère la porte à dos jusqu’à l’embarcation). 

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