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Le Paradoxe de la relique

Les célébrations de Mai 68 ne sont pas passées inaperçues : foule d’expositions, de documentaires audiovisuelles et radiophoniques, de rencontres, de manifestations, de d’ateliers… vise à retracer l’itinéraire d’une des plus grandes et des plus récentes révolutions populaires. Et qui, en bon mélancolique de l’effervescence de Mai 68, n’a jamais été ébloui par tant de communion et de passages à l’acte dans la revendication ? Qui, en bon héritier de Mai 68, oserait se prononcer contre ce symbole populaire, au risque d’être taxé.e de facho ? 

Il est vrai que Mai 68 est majestueux et magistral – à cet égard, on doit bien lui accorder le privilège de la majuscule ! Ses fervent.e.s acteur.rice.s, ses fervent.e.s défenseur.euse.s ont ouvert une boîte de Pandore de la liberté : des femmes en premier lieu (c’est ce qui revient le plus souvent) avec une soi-disant égalité, un soi-disant nouveau statut dans la société et le droit à l’avortement en 1975 (loi Veil) ; de la jeunesse qui prend enfin la parole et s’affirme comme catégorie sociale ; des ouvriers qui réclament un rehaussement de leur conditions de vie. Voici les grands axes schématiques. Merci Mai 68 ! 

Faut-il toutefois rappeler que cette utopie de liberté et d’égalité est aussitôt remise en question au regard de la récente affaire Weinstein, du mouvement « Balance ton porc » et autres événements qui marquent la femme comme éternelle chose bâillonnée, à qui l’on concède le droit de parole tous les cinquante ans ? Faut-il encore rappeler que les classes moyennes sont de plus en plus précarisées et vivent constamment dans la privation ? Enfin, faut-il rappeler les blocages d’universités, comme symptôme d’une jeunesse animée par le malaise ?

 

Ce malaise de la jeunesse m’affecte tout particulièrement. Il est d’autant plus nourri par des lectures tel le manifeste De la misère en milieu étudiant ou Les héritiers. Les étudiants et la culture de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron, jamais autant ré-actualisables ! Alors à quoi a servi Mai 68 ? À orner les mémoires d’une gloire passée et les manuels d’histoire d’un peu de folklore.

 

Le samedi 28 avril 2018 se tenait de 16h à 18h environ au niveau -1 un workshop « Mai 68 en théorie ». Deux mois auparavant, j’avais participé à une des conférences destinées à préparer cette manifestation, dans le but de débattre et d’échanger sur Mai 68, du haut de mes vingt-et-un ans. J’ai ainsi rejoint le groupe « ExposerPublier » de Caroline, Léo et Benoît qui offrait la possibilité aux visiteurs de produire un document de pensée relatif à Mai 68, à partir d’un corpus d’extraits de textes (philosophiques ou autres) et d’images (de l’époque ou plus récentes) sélectionné par les membres. Il s’agissait de faire correspondre les idées et les événements, du XXe au XXI siècles et de faire naître la notion de travail collectif, si chère à Mai 68. En aucun cas l’intérêt était de commémorer un fait qui se veut transcendant les dynamiques institutionnelles et mémorielles. L’objectif était simplement de dialoguer autour de Mai 68 et, politique du Centre Pompidou, d’activer la création. 

 

Quelques protagonistes de Mai 68 ont assisté par ailleurs à cette manifestation, dirigés par leur snobisme révolutionnaire devenu ordinaire. Une octogénaire nous a reproché l’insignifiance du projet créatif. Une autre a incarné tout le mépris générationnel… Car oui, Mai 68 est avant tout un lot de vétéran.e.s fanatiques, combattant au nom de Mai 68, doté de sa prestigieuse majuscule-gourou qui transforme ce prétendu « non-événement », bien pire qu’en événement : en religion désuète et pernicieuse !

Trois maîtres-mots sillonnaient son discours réprobateurs : humour, action et se taire, abreuvés de moralisme.

Alors que je discutais avec Caroline de la difficulté d’être jeune, entre injonctions, pression sociale et économique, et place à trouver, cette mamie-68 nous a interrompues dans notre conversation (une des caractéristiques des soixante-huitard.e.s : interrompre les personnes et les choses, comme ils / elles ont interrompu le cours fastidieux de l’histoire, pour attirer sur eux la lumière de l’Histoire). Elle venait de l’atelier des étudiants des Beaux-Arts de Paris qui avaient réactivé la technique de l’affiche comme support de contestations contemporaines, mais qui, d’après elle, manquait indéniablement d’humour, puisque « bon sang, on était rempli d’humour en 68 ! » lâcha-t-elle en feuilletant le catalogue d’exposition (qu’elle a acheté) d’ « Images en lutte ». Je ne savais pas que mai 68 avait également révolutionné l’humour. Désolée Madame-68 si nous n’en avons plus ou s’il n’est pas comme le Vôtre ! « Vous êtes triste comme jeunesse » affirma-t-elle ; et ce n’est pas les arguments des étudiants des Beaux-Arts qui avaient tempéré ses assertions. 

 

L’impossible conversation débutait alors. Pour commencer, je décapiterai mai 68 de cette majuscule de l’illusion : c’est juste un mois de mai, avec ses fantasmes…[1]

 

Une conversation, ou plutôt un monologue irrigué par un égo surdimensionné. Dès que vous en croisez un ou une qui se pavane avec sa désinvolture essoufflée, son éclat poussiéreux, voire sans tain, voici par quelle formule accumulatrice, prémonitoire et assourdissante, il / elle débute son sermon moralisateur : « Moi, j’ai fait mai 68 ». Parfois le pompeux culmine au travers du « moi, personnellement, je » (à ce moment-là, j’ai encore du mal à saisir de qui il / elle parle – trait d’humour voyons, il m’en restait une miette au coin de la bouche) ! Si l’on se rapporte à l’étymologie latine du terme faire– qu’ils se sont accaparés comme leitmotiv – celui-ci évoque aussi bien l’idée de « poser, placer », mais également de « travailler, fabriquer », ou encore de « faciès », de « bienfaisance », de « faculté », de « faste » et son corollaire antonymique. 

Ainsi les vétéran.e.s ont posé les jalons de la modernité révolutionnaire et fabriqué de nouveaux modes de pensée pour travailler une société en devenir, plus juste, libre et égalitaire. Ils / Elles revêtent le faciès victorieux des vestiges de la Révolution et sont autant d’héros et d’héroïnes anonymes qui, par des facultés ordinaires, ont fait acte de bienfaisance afin de proposer un faste moral libertaire. Or, par l’expression même de faire mai 68, ils induisent qu’ils ont fait événement. Paradoxe. Aucun des protagonistes rencontrés ne m’a évoqué le détail de ses actions qui aurait légitimé son faire ; ils se cantonnent plus à réveiller en eux les reliques des souvenirs fougueux – et flous – d’une génération révoltée. Combien, au fait, était à peine en âge de bourgeonner, et se revendiquent soixante-huitard.e.s en n’ayant uniquement suivi les faits anecdotiques à la radio ou à la télévision, ou dans les journaux épars, tenus par les non-grévistes ?

Il faudrait un jour m’expliquer en quoi et comment ils ont fait mai 68. Je sais faire un gâteau, je sais faire des fiches de lectures, je sais faire des origamis mais que veut dire faire mai 68 ? C’est peut-être faire une vaste tarte d’égocentrisme, saupoudrée de lectures absconses de tout bord, formulant par des plis et des replis une vieille grenouille engourdie qui saute dès qu’on lui appuie sur le dos de ses souvenirs, pour mieux rebondir d’un moi à un personnellement jusqu’au je.

En somme, de près et surtout de loin, toutes et tous ont fait mai 68, en se plaçant comme légitimes moralisateurs qui travaillent à exalter leur égocentrisme purulent de facticité révolutionnaire. Un événement laisse des traces pérennes et indubitables dans la société ; c’est le cas de mai 68 – événement partiel – en tant qu’ombre ogresque et coercitive quant à notre génération. Toutefois, si je devais m’accorder avec les acteur.rice.s de mai 68, ce serait sur l’idée d’un « non-événement », puisqu’aujourd’hui, la femme, l’ouvrier et l’étudiant sont toujours autant méprisés ; le droit à l’avortement (ce droit que mamie-68 brandissait comme son combat) n’a jamais autant été fragilisé (certains de mes collègues en CPGE allant militer le dimanche devant la Cathédrale Notre-Dame pour le droit à la vie). Mai 68, aujourd’hui, n’est plus que le faciès néfaste de l’orgueil. Il se ride sous une bienfaisance sermonneuse et grimace d’autorité, faculté ambiguë, culminant dans le diktat du mutisme qu’ils / elles imposent à notre génération.

 

S’ils ont prôné la Prise de parole (Michel de Certeau) en mai 68, celle-ci ne s’est effectuée que de façon égoïste. Le / la soixante-huitard.e n’admet pas que l’on se confronte à lui / elle. Paradoxe. Aucune de nos revendications ne vaut pertinence à ses yeux de révolutionnaire enhardi ! Tout était pire en 68 : la pauvreté, les taudis, la politique, les droits, le manque de liberté, la pression sociale et économique, le patriarcat, les discriminations… Bref, j’en passe : quoi que vous arguiez comme constat et comme expérience, rien n’acquerra la légitimité suprême des revendications de ces agitateurs-du-passé, à présent penseurs-de-canapé. 

Dans le concours de mensuration de phallus ou de bonnets, le / la soixante-huitard.e témoignera toujours de sa supériorité : la misère était plus grande en 68 (d’ailleurs qu’en 68), comme le renchérit le conjoint de la harpie-68 : « vous oubliez [autre distinction condescendante face à notre inculture et notre juvénilité débilitante] que Nanterre était un bidonville ! » Non : nous ne l’oublions pas ! Et mieux encore, nous n’avons pas attendu sa diatribe arrogante pour le savoir ! D’ailleurs, nous n’oublions pas actuellement ces bidonvilles qui jonchent le périphérique parisien et d’autres espaces français. Nous n’oublions pas non plus ces bidonvilles modernes que l’on désigne sous l’acronyme charitable « HLM »[2]accueillant des individus et des familles dans une extrême précarité, sans eau courante ni électricité. L’insalubrité peut être en béton, pourvue qu’elle soit recensée, administrée et admise. Rappelons que la misère est polysémique et l’insalubrité protéiforme ; toutes deux ne s’appliquent pas seulement à ce fait de société.

C’est pourquoi la fierté soixante-huitarde en prend un coup : ils / se sont vautré.e.s dans un hubris voué à l’échec. Mai 68 est purement idéel ; un point-virgule rythmant les décennies véritablement révolutionnaires des années 1960-1970. Le tout devant être considéré de manière holistique et non ponctuel, ce qui a toujours tendance à apothéoser un mouvement. Ce goût pour l’apothéose ponctuelle est signifiant en France. En effet, la Révolution est forcément française (bien qu’en 1776, la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis résulte d’un fort courant contestataire, proche de ce l’on pourrait nommer une révolution, par exemple, et qu’une vague de soulèvements bouleverse le cours de l’Europe). Donc mai 68 sera forcément français et déclencheur (omettons sciemment grâce à notre valeureux chauvinisme le Summer of love de 1967 – ces Américains sont toujours des copieurs en avance – et tous les autres éléments précurseurs). 

Alors tais-toi génération de la défiance passive ! Tu ternis le tableau glorieux des papys et mamies-68 ! « Taisez-vous ! », « taisez-vous ! », « taisez-vous »… elle n’avait que cet ordre, pourtant attaqué en 68 et aujourd’hui, face à notre amertume à propos de cet héritage du malaise et de la frustration. Comme la jeunesse de mai 68, nous réclamons un droit naturel : celui de l’expression de nos opinions. Dans une société de type égalitaire, tous ses citoyens, quelque soit leur âge ou leur statut, sont égaux devant la parole, et ceci depuis nos origines démocratiques au travers de l’isonomie (égale répartition) et de l’isègoria (égalité de la parole). « Taisez-vous ! », « taisez-vous ! », « taisez-vous »… appuyez bien sur la première syllabe, avec un air hautain, et vous serez soixante-huitard.e : c’est très facile et très simple finalement ! 

 

Soixante-huitards, ou bien soixante-huitards, ou bien soixante-huitares. Symphonie polysémique !

Tout d’abord soixante-huitards parce qu’ils vivent dans le retard générationnel et produisent ce choc avec le présent (la rupture du présentisme)[3]. De cette manière, ils exercent un passé coercitif. Comme nous l’avons vu précédemment, aucune de nos prétentions n’a de valeur face à l’autisme-68 ; et la PMA ou la GPA[4]ne sont que piètres et pâles revendications face au droit à l’avortement, sacro-saint combat inévitablement issu de mai 68. Que dire du droit à la contraception (loi Neuwirth) datant de 1967 ? C’est sûrement un coup de mai 68 par anticipation ! Mamie-68 s’excite désormais dans les accotements de la société actuelle, complètement en marge de ses nouvelles problématiques… 

Enfin soixante-huitares parce qu’ils nous reprochent inlassablement nos manques de conviction, de rébellion, d’humour, de joie, d’action… Serions-nous une jeunesse manquée ? Je dirais plutôt une jeunesse tentant de s’extirper de l’ombre réprobatrice des reliquats paradoxaux. On ne se baigne jamais dans le même fleuve et 68 est un passé révolu. Nuit Debout n’a pas abouti ni les blocus universitaires de mars-avril 2018 car ils vivent dans cette utopie cancéreuse : ce sont des (non) événements avortés. Désormais des alternatives intrinsèques à notre génération seraient à envisager pour remettre en question la société actuelle. La tare s’exhibe davantage quand mamie-68 proclame à son conjoint : « Je leur fais la morale ». Ce n’est pas une expression anodine : elle (et ses camarades vétérans) applique à notre génération ce contre quoi eux-mêmes luttaient, autrement dit la morale des « anciens », si étouffante et anesthésiante. Finalement, mamie-68 se targue de son paradoxe le plus grandiloquent : elle devient un document incarné des antagonistes défiés et méprisés en 68, que nous méprisons à notre tour. 

 

Que le / la soixante-huitard.e se complaise au Centre Pompidou puisqu’il / elle y trouve son palais du paradoxe ! À l’origine, imaginé par Renzo Piano et Richard Roger comme « anti-monument » dans le contexte post-68, le Centre s’inscrit dorénavant comme monument phare du paysage culturel moderne et contemporain et comme événement architectural. Là, ils / elles exposent leur vacuité révolutionnaire, telles les cimaises immaculées. Que sont devenus les vétéran.e.s de mai-68 ? Des biens-penseur.seuse.s vivant dans le prestige factice du passé, s’indignant par-ci du capitalisme, s’indignant par-là des inégalités, narcotisé.e.s par le confort. Le / la soixante-huitard.e est l’oppresseur spirituel de nos jours.

 

De nos jours où le concept même de jeunesse est devenu un privilège. Ne vit pas sa jeunesse celui et celle qui s’acharne au travail universitaire et à la tâche du job d’étudiant, mettant de côté toute vie sociale et sentimentale. Seulement la classe aisée permet à ses rejetons de vivre leur jeunesse.

 

Puisqu’il faut une conclusion à chaque réflexion, elle sera ici sous forme de question : outre les soixante-huitard.e.s qui s’écoutent penser et parler, où sont les vrai.e.s acteur.rice.s anonymes qui ont fait mai 68 et les années 1960-1970, révolutionnaires par leur humilité, leur lucidité et leur compréhension ? 

 

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[1]Cf. Guy Hocquenghem dans La Beauté du métis écrit son ouvrage en supprimant le « F » majuscule à france. 

[2]Habitation à loyer modéré.

[3]HARTOG François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012 (deuxième édition).

[4]Procréation médicale assistée et gestion pour autrui.

Céline DUBOIS

Samedi 28 avril 2018

Texte écrit à l'occasion de "Mai 68. Assemblée générale" organisé au Centre Pompidou

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