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August Sander, Master Mason (building a Chimney) / Maître maçon, 1932, gélatine argentique, 28.9 x 17.9, Los Angeles, Getty Center.

INTRODUCTION

August Sander identifie à l’occasion d’une conférence sur « La photographie, langage universel » deux manières de photographier : « On peut appuyer sur le déclencheur ou faire de la photographie. Appuyer sur le bouton veut dire miser sur le hasard et photographier veut dire travailler avec discernement, c’est-à-dire être capable de comprendre un sujet ou pouvoir se faire une idée claire d’une chose complexe et la mener à sa complète élaboration formelle. »[1]

De la sorte, il se dégage d’une pratique dilettante et s’engage plutôt dans une recherche précise et scientifique, dont témoigne avec fidélité son portrait de Maître maçonréalisé en 1932 et inséré dans son catalogue documentaire Hommes du XXe siècle. Un homme mûr, légèrement sévère, se dresse entre deux murs de briques et obstrue l’objet même de sa tâche, autrement dit la cheminée. La scène entière est dédiée à son activité artisanale : la bassine probablement remplie de ciment au premier plan, la spatule dans sa main droite et la truelle dans sa main gauche reposant sur un des pans érigés l’établit comme « type » même de sa profession. Quelques traces de salissure au sol, au mur et sur ses vêtements marquent la trivialité de la prise de vue figée dans son caractère le plus démonstratif. La solennité du cliché est appuyée par ailleurs par la présence admonitrice du maçon, captant toute l’attention du regardeur atemporel. August Sander prouve sa capacité à saisir le sujet dans son environnement à l’aide d’une esthétique formelle et s’empare de la tradition du portrait (ayant traversé une crise dans les années 1920)[2]pour lui impulser une autre visée. 

En effet, lors de cette photographie, Sander est déjà un photographe reconnu dans son domaine : en 1927 il présente publiquement pour la première fois son projet Hommes du XXe sièclelors d’une exposition au Kunstverein de Cologne et deux ans plus tard, il publie Les Visages de ce temps, à partir d’une sélection de soixante portraits du projet initial. À la même époque, notons l’engouement pour la pratique documentaire de la photographie : Berenice Abbott récupère les fonds d’Eugène Atget et les rapatrie à New-York pour diffuser une nouvelle application de la photographie. En 1931, d’ailleurs, le style documentaire traverse les continents : Atget et Sander sont loués par Walker Evans et font figure d’exemples à suivre.[3]Le photographe allemand dépasse ses débuts pictorialistes et les courants de Nouvelle Vision et Nouvelle Objectivité qui caractérisent son époque pour orienter la photographie vers une pratique documentaire qui prendra le nom de « style documentaire » ; son but étant d’établir le portrait de son temps en enregistrant toutes les classes sociales et les métiers[4]. Ce panorama « Des êtres humains dont [il] connaissait les habitudes depuis [sa] jeunesse, [lui] parurent aptes, en raison de leur lien avec la nature, à réaliser [son] idée d’un matériau originel ; le premier pas était fait et [il] classai[t] tous les types rencontrés par rapport à l’archétype, avec toutes les caractéristiques de l’être humain en général. »[5]applique clarté, sobriété et froideur à sa double ambition d’esquisse sociale et d’œuvre artistique.[6]

 

En quoi le Maître maçon d’August Sander est-il le produit de la tension entre objet documentaire et projet artistique et comment questionne-t-il l’identité du peuple allemand dans l’entre-deux-guerres à l’aide d’une nouvelle esthétique ?

Nous verrons l’utilisation de la mise en scène au service du style documentaire avant de traiter de la démarche empirique et physiognomonique de Sander pour terminer sur son aspect instigateur et rénovateur de la photographie documentaire.

 

[1]In SANDER August, Voir, Observer et Penser. Photographies,op. cit., p. 169-170 (« La photographie, langage universel », cinquième conférence, 12 avril 1931).

[2]LUGON Olivier, op. cit., p. 156-168.

[3]Ibidem, p. 5-8.

[4]Ibidem, p. 67-74.

[5]A. Sander : « Menschen des 20. Jahrrhunderts », (August Sander, In der Photographie gibt es keine ungeklärten Schatten !) in LANGE Susanne, August Sander, Paris, Centre National de la Photographie (collection « Photo Poche »), 1995.

[6]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 21-30.

I. Une mise en scène esthétique au service du style documentaire.

A. La monumentalisation du sujet : pose et choix plastiques.

L’ensemble du cliché tend à la monumentalisation du sujet. En effet, le portrait en pied avec un plan de demi-ensemble cadre l’entièreté du corps qui révèle à lui-seul l’interaction entre l’activité en question et son environnement. Le maître maçon semble être pris en étau dans une logique de symétrie accentuant les lignes de force horizontales, verticales et diagonales. Tout d’abord, le corps du sujet s’insère dans un rectangle formé par les horizontales délimitant la hauteur des murs ainsi que par les verticales de part et d’autre [fig. 1]. Le tout concède à la fois l’impression que le modèle est enfermé dans sa tâche mais également qu’il est érigé par celle-ci, sorte d’élément imbriqué dans la chaîne de construction. Aussi, son corps devient métonymique de son activité : certes encadré par les murs de la cheminée, ses mains deviennent des outils de travail. Celle posée en repos sur le mur est prolongée par la truelle tandis que l’autre disparaît complètement derrière la spatule. À l’instar des théories de rentabilisation du travail, le maçon se mue en corps-outil ; d’autant plus que ce dernier est dans une totale démonstration de sa profession (la spatule est présentée du côté de sa fonctionnalité). 

Si l’espace fermé peut procurer une sensation de réduction du sujet à son activité, il n’en demeure pas moins qu’August Sander a recours à une véritable mise en scène visant à ériger le maître maçon en statue[1]classique reprenant les codes esthétiques de la Grèce antique. Le modèle pose dans un subtil contrapposto(déhanchement qui répartit le poids du corps de façon inégale sur les deux jambes) relâchant sa jambe droite pour prendre appui sur celle de gauche. Cette posture produit un effet de détente, appuyée par le bras en repos, contrastant avec l’atmosphère rigide et figée. Le contrappostoest d’autant plus perceptible que le point d’intersection des deux diagonales partant de la hauteur des murs se situe au-dessus du genou, là où s’opère le point de décontraction [fig. 2]. Ainsi, Sander introduit son sujet trivial dans une démarche d’esthétisation et de monumentalisation, en écho par exemple au Diadumènede Polyclète (vers 490 avant Jésus-Christ) [fig. 3]. 

Cette posture artificielle du modèle suggère la théâtralisation de la prise de vue : en raison de son matériel photographique, le temps de pose est prolongé entre 2 et 4 secondes, ce qui donne à voir un sujet actif quant à la mise en scène[2]. On assiste donc à « une sorte d’autoportrait assisté » selon les termes d’Olivier Lugon[3]dans lequel le photographe et le sujet collaborent à l’harmonie de la position dans l’environnement (cadrage, fond). Cette pratique s’inscrit nettement en désaccord avec l’enthousiasme de l’époque pour la photographie instantanée[4](utilisée par Alfred Stieglitz par exemple).

 

[1]LANGE Susanne, op. cit.

[2]LUGON Olivier, op. cit., p. 156-168 : en 1940, Berenice Abbott conclut que « Dans la photographie documentaire, le sujet de l’image contrôle dans une large mesure la photographie »).

[3]Ibidem.

[4]ROEGIERS Patrick, August Sander ou l’autoportrait de l’Allemagne, Paris, Pavillon des Arts, 1986.

B. Un maître maçon "type" : discours sur la conscience et la projection de soi.

Le document photographique d’August Sander est un véritable portrait professionnel type s’imbriquant dans une longue tradition (du domaine de l’estampe des « petits métiers » dont fait partie Le Ramoneurd’Abraham Bosse de 1640-1650[1][fig. 4]en passant par la série des « Blanchisseuses » de Degas [fig. 5]) et consistant à « représenter une personne à l’endroit où elle exerce son activité & telle qu’elle est habillée pour ce faire ».[2]Dans Maître maçon, les outils participent à la reconstruction de la profession pour l’appareil[3] : la mise en scène de la spatule et de la truelle projettent le modèle dans son activité quotidienne et font naître un sentiment de prise de conscience de sa classe artisane. Le face-à-face avec l’objectif renforce donc la responsabilité de poser et de représenter solennellement le type même de sa catégorie professionnelle au sein du projet social Hommes du XXe siècle(section II « L’artisan »).[4]De plus, le photographe allemand intègre une autre lecture, celle de l’idée que se fait l’individu de lui-même et de son désir d’obtenir du prestige au sein de son groupe.[5]C’est pourquoi ce cliché photographique de Sander, outre son aspect esthétique, révèle aussi un constat documentaire des rapports entre les individus, de la classification et de la hiérarchisation de la société allemande pendant l’entre-deux-guerres. 

 

[1]Irving Penn : le centenaire, MORRIS HAMBOURG Maria et L. ROSENHEIM Jeff (dir.), (cat. exp., New York, Metropolitan Museum of Art, 20 avril-30 juillet 2017 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 21 septembre 2017-29 janvier 2018 et Sao Paulo, Instituto Moreira Salles, automne 2018), Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2017, p. 171-175.

[2]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 31-42.

[3]LUGON Olivier, op. cit., p. 156-168.

[4]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 43-47.

[5]Ibidem, p 11-20.

C. L'image photographique ou le lieu des rencontres et des confrontations.

Le Maître maçonpropose de nombreuses confrontations. En premier lieu, il impose une frontalité liée à la posture (démodée au début du XXe siècle où les effets de spontanéité et de naturel sont privilégiés).[1]La frontalité s’adresse ici à la fois au photographe et au regardeur : elle dévoile le modèle face à l’objectif et établit une relation de sujet admoniteur à spectateur. C’est par ce lien que celui-ci rentre en contact avec l’esprit d’une époque (Zeitgeist).

D’ailleurs, l’environnement de l’activité professionnelle déploie quatre espaces distincts qui interagissent les points de rencontre entre les différents actes de l’image photographique. Le premier est celui du modèle : comme nous l’avons noté, il est pris en étau par son œuvre – bien qu’il cache la cheminée derrière lui, ce qui revient à signifier que le but est bien son portrait en tant que maître maçon et non sa tâche finale. Ainsi, il s’agit de la première confrontation entre l’individu et ce qu’il représente. On suppose également l’espace du photographe en hors-champ et hors-cadre : c’est sa présence en-dehors de l’action, ainsi que l’existence de son matériel photographique invisible sur le cliché. Durant l’action de la prise de vue, c’est à lui que se remet le modèle pour diffuser son image et la faire rencontrer à d’autres strates de la société ; c’est également à lui qu’il se confronte dans la fabrication de son image. Evoquons l’espace de la photographie qui s’étend à l’ensemble des éléments présents dans la prise de vue et qui permet de souligner l’importance du sujet dans son environnement. Enfin, l’espace du regardeur est celui de la mise en relation de ces trois autres éléments, en rapport avec son contexte de production et de visionnage : c’est le point culminant de la rencontre photographique, voire de la confrontation entre le milieu d’origine du regardeur et celui représenté.

 

Par conséquent, l’ « exactitude artistique »[2]qu’élabore August Sander pour son projet social repose sur les bases propres du « style documentaire », à savoir la frontalité, la sobriété, une composition symétrique, un cadrage brut et efficace au service d’une appétence pour l’authenticité et la rigueur. 

 

[1]LUGON Olivier, op. cit., p. 156-168.

[2]LANGE Susanne, op. cit.

II. "Voir, observer, penser" : une démarche empirique et physiognomonique.

A. Une technique artisanale garante de neutralité et de rigueur scientifique.

August Sander utilise pour son Maître maçon(comme pour le reste de ses portraits des Hommes du XXe siècle) une ancienne chambre portative avec un pied, un objectif astigmate Voitgtländer ouvrant à 6.8 ainsi que de grandes plaques de verre pour les négatifs (au format soit 8 x 12 cm soit 18 x 24 cm). Son refus pour l’instantané et son goût pour le vérisme l’incite à utiliser des plaques orthochromatiques rendant fidèlement les imperfections de la peau et les détails triviaux de l’environnement.Ulrich Keller évoque à juste titre l’idée d’une « concordance entre la technique prétendument dépassée et les propres intentions esthétiques » [1] de Sander.À cela s’ajoute l’usage du papier brillant dur provenant directement du monde industriel et renforçant les détails liés à la clarté et à la netteté lors du tirage. 

Ici, le procédé accentue les traits profonds du modèle tout en mettant en relief les diverses salissures. Les taches sur son pantalon, au sol et au mur sont les fruits de la précision technique coïncidant avec la clarté tonale (opposée au style pictorialiste) et avec la lisibilité objective souhaitée.[2]En 1929, W. Petry dans son article « Film und Foto » défend la banalité de « La photographie documentaire, [qui] à l’exception d’instituts cultivant des buts scientifiques, ne semble pas être aimée […]. Ne devrait-il y avoir aucun sujet social, ou l’artiste craint-il de se ruiner esthétiquement avec de telles choses ? Des industries, on retient « la Beauté de la technique », une « forme pure » séparée de son contexte, et on omet la crasse autour des socles, et le préposé suant. »[3]Sander paraît vouloir fixer objectivement cette « crasse «  et ce « préposé suant » dans le cadre de son projet typologique et scientifique. Enfin, le désir de netteté de Sander le renvoie à l’ « essence de la photographie » selon ses termes : il clame une justesse rappelant celle des premiers daguerréotypes.[4]

 

[1]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 31-42.

[2]LUGON Olivier, op. cit., p. 123-126.

[3]Ibidem, p. 57.

[4]Ibidem, p. 127-140.

B. La "pulsion scopique" de Sander : socle pour un "inventaire social".

La neutralité et la rigueur scientifique ne sont pas uniquement garanties par la technique artisanale : elles trouvent un autre point d’attache avec la valorisation de l’anonymat. En effet, le regardeur ne connaît pas l’identité du Maître maçon, ce qui le place directement comme objet de sa fonction dans le catalogue social les Hommes du XXe siècle. De même, Sander prône une complète impersonnalité plastique, que ce soit dans son maître maçon ou dans Paysanne(vers 1932 [fig. 6]), Couple de paysans(vers 1932 [fig. 7]), Maître potier(vers 1932 [fig. 8]), les célèbres Maître pâtissier(vers 1928 [fig. 9]) et Manœuvre(vers 1928 [fig. 10]), Maître tapissier(Berlin, 1928 [fig. 11]), Forgeron(vers 1925-1926 [fig. 12]) ou encore Greffier(1932 [fig. 13]) pour ne citer qu’eux. Les titres lapidaires pourraient être ceux d’un « atlas pratique » comme le stipule Walter Benjamin[1](ou d’une « encyclopédie visuelle »)[2]visant à organiser et classer, en omettant toute caractéristique personnelle subjective.

En ce sens, le photographe allemand fait part des théories de son époque : appartenant au groupe des Artistes progressistes de Cologne de 1920 à 1925, il emprunte aux membres telsFranz Wilhelm Seiwert et Heinrich Hoerle une structure neutre et scientifique des physionomies. Il dépasse d’ailleurs l’aporie picturale par ses clichés et ses Hommes du XXe siècles’inscrivent parmi d’autres ouvrages à visée physiognomoniques objective (à savoir Le Visage éternel (Das ewige Antliztz) d’Ernst Benkardt en 1927, Masques de mort(Totenmasken) de Richard Langer en 1929 et Physionomies de la vie quotidienne(Köpfe des Alltages) d’Helmar Lerski en 1931) indiquant un contexte politique, économique, culturel, social et identitaire en pleins bouleversements (questionnements de la nation allemande en crise au sortir de la Première guerre mondiale[3]et influences des doctrines soviétiques sur la collectivité[4]).

August Sander qualifie sa pratique empirique et son projet de « document culturel photographique », exalte les photographes et leurs spectateurs à « regarder la vérité en face, mais aussi et surtout à enseigner cette démarche à [leurs] semblables et à [leurs] descendants ».[5]

 

[1]BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, Paris, Éditions Allia, 2012, p. 44-48 (« L’œuvre de Sander est plus qu’un album : c’est un atlas pratique. »)

[2]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 43.

[3]Ibidem, p. 11-20.

[4]BENJAMIN Walter, op. cit. : « August Sander a rassemblé une série de portraits qui ne le cède en rien à la monumentale galerie physiognomonique d’un Eisenstein ou d’un Poudovkine, et il l’a fait d’un point de vue scientifique. »

[5]Ibidem, p. 7.

C. Une conception universaliste : élaboration d'un "langage de l'image".

Par des physionomies neutres et une classification objective, August Sander place le Maître maçonet les autres portraits dans une forme de langage universel. Nul doute qu’un individu appartenant à une classe sociale précise ne se reconnaisse pas dans un de ses portraits d’artisans, d’ouvriers, de femmes, de notables… 

Wolf Schramm évoque de cette manière que « Nous avons appris à lire des mots à partir des lettres, ici il nous est demandé d’apprendre l’histoire à partir de visages. Il s’agit d’une façon tout à fait neuve de lire et d’apprendre. »[1]La photographie aurait donc le pouvoir de transcender les différences culturelles et langagières pour proposer une compréhension immédiate des sujets.[2]

Universellement, nous comprendrions qu’il s’agit là d’un maître maçon représenté sur son chantier et prenant la pose pour démontrer son activité, ses outils, sans pour autant tomber dans le pathosd’une activité exténuante qui induirait le caractère subjectif (non pas moins véridique). Il en va de même pour les autres modèles habitant les pages des Hommes du XXe siècle, littérale « profession de foi dans la photographie en tant que langage universel et la tentative de dresser un portrait physionomique actuel de l’homme allemand prenant appui sur le procédé optico-chimique de la photographie, donc sur la pure mise en forme de la lumière. » (August Sander)[3]

 

Ainsi, August Sander ajoute aux premières caractéristiques de sa photographie documentaire celles de la neutralité scientifique et du langage universel par l’image physiognomonique pour dresser un paysage social basé sur sa démarche empirique.

 

[1]Wolf Schramm, « August Sander : Antlitz der Zeist », Magdeburgische Zeitung, 26 mars 1930) in LUGON Olivier, op. cit., p. 194.

[2]SANDER August, Voir, Observer et Penser. Photographies, op. cit., p. 28.

[3]Ibidem, p. 29.

III. Entre document social et projet artistique : August Sander comme rénovateur et instigateur d'un nouveau style documentaire.

A. La réception contrastée et politique des Hommes du XXe siècle.

Le recueil Hommes du XXe sièclen’est pas reçu unanimement comme l’expression par excellence de ce qui sera appelé le « style documentaire ». Certains critiques rejettent son apport artistique, jugé inexistant, voire même illusoire à cause de la frontalité et de la simplicité formelle : « Les images de Sander ne sont en aucun cas le comble du savoir photographique ; un millier de photographes professionnels et un même millier d’amateurs ont fait des images de ce type […]. Pourquoi qualifier ces images de documents d’un nouveau type sur l’histoire contemporaine, puisqu’elles ne sont pas neuves du tout, mais pourraient être procurées exactement de la même façon par les archives de n’importe quel photographe ? »[1]

Dans La chambre claire. Notes sur la photographie, Roland Barthes rappelle la stigmatisation subie par l’ouvrage inachevé les Hommes du XXe sièclecontenant le Maître maçon : « La Photographie du Masque est en effet suffisamment critique pour inquiéter (en 1934, les Nazis censurèrent Sander parce que ses « visages du temps » ne répondaient pas à l’archétype nazie de la race) »[2]. L’aspect documentaire physionomique, essentiellement, a joué un rôle majeur concernant la réception de l’ouvrage dès 1933 avec l’arrivée au pouvoir des Nazis d’une part et les contestations socialistes de l’autre. 

L’ambivalence réside à la fois dans une critique négative de la droite envers un projet qui dresserait le portrait d’un peuple allemand médiocre, opposée à une considération élogieuse de la gauche qui y percevrait un « visage allemand indestructible ». Au final l’ouvrage est récupéré politiquement comme concorde des projets nationalistes et documentaires, avant que son auteur ne se marginalise en raison des positions antinazies de son fils.[3]

 

[1]L., « Antlitz der Zeist », Hamburger Fremdenblatt, 14 décembre 1929 in LUGON Olivier, op. cit., p. 21.

[2]BARTHES Roland, La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 60-65.

[3]LUGON Olivier, op. cit., p. 115-118.

B. Des questions archivistiques, historiques et sociologiques.

Le Maître maçon, comme on l’a étudié précédemment, fait partie d’un ensemble typologique social au sein des Hommes du XXe siècle. August Sander renouvelle à cet égard la série et perçoit sa production telle une « mosaïque » : les images s’insèrent dans un tout qui leur donne du sens[1]. 

Par ailleurs, Olivier Lugon détermine la photographie documentaire comme un « art du temps » dans lequel « l’objet fait l’image »[2] : autrement dit, le photographe serait passif devant son sujet, se contentant de le fixer comme le fait Sander devant son maître maçon, pour sauvegarder une partie du patrimoine de manière neutre sans véhiculer une idée de lutte pour la préservation. En ce sens, Olivier Lugon démontre que « les œuvres documentaires ne sont pas pensées comme des incitations à la conservation, elles sontcette conservation. »[3]

D’autre part, la mise en forme de l’inventaire présente le processus de Sander comme un travail archivistique à but historique. L’uniformisation des poses de ses modèles, de leur expressivité et des cadrages l’inscrit dans la démarche de ses contemporains tels Renger-Patzsch (Die Welt ist schön) ou Blossfelt (Urformen der Kunst) à la fin des années 1920 qui présentent des ouvrages comme une collection classifiée de sujets. Ce standard formel de répétition et d’usage comparé de la photographie devient courant, à tel point que Walker Evans l’utilise pour « Labor Anonymous » [fig. 14] quelques années plus tard, démontrant les influences artistiques et plastiques de la première moitié du XXe siècle. 

 

[1]LUGON Olivier, op. cit., p. 252.

[2]Ibidem, p. 360.

[3]Ibidem, p. 340.

C. Redynamisation de la tradition du style documentaire.

August Sander se place dans une généalogie de photographes portraitistes tout en s’y dégageant par la mise en place d’une esthétique qui lui est propre. Il pratique le portrait classique tel Nadar [fig. 15] à la fin du XIXe siècle mais en rejetant la mondanéité formelle des sujets. Il se rapproche de Paul Strand [fig. 16] (un des fondateurs de la Straight photography) par la proximité du cadrage avec le sujet, l’intérêt pour les outils tout en accentuant la problématique empirique et sociale. Enfin, Sander rappelle le traitement distancié avec son sujet, à l’instar de Diane Arbus [fig. 17] (celle-ci prônant toutefois une conception critique).[1]

Walker Evans suit les pas du photographe allemand : il exalte la photographie comme document testimonial à valeur social[2]et rédige un article dans Hound & Hornsur son modèle[3]. Ses Portraits posés, New York(vers 1933 [fig. 18]) reprennent les bases de la photographie documentaire de Sander, mais il s’appuiera à mettre en valeur ce qui était la seconde partie du programme de ce dernier, à savoir la monumentalisation du sujet vernaculaire (architecture, environnement) [fig. 19].[4]Comme Sander et Evans, Berenice Abbott utilise une chambre pour Changing New York[fig. 20] ouvrage dans lequel elle capte les changements de la métropole dans les années 1930, entre archives et œuvres d’art photographiques. Pour finir, évoquons le travail d’Irving Penn mis récemment en valeur lors de sa rétrospective au Grand Palais. Il reprend l’iconographie de Sander du modèle posant avec ses outils mais les isole de leur environnement devant un fond qui les monumentalisent toutefois (rideau de théâtre sur lequel pose habituellement les mannequins de mode). Contrapposto, intemporalité, frontalité, cadrage, posture, anonymat, fixation de la physionomie, titres indicatifs, intérêt pour la conservation patrimoniale et la valorisation des petits métiers le place directement dans le sillage du photographe allemand [fig. 21]. Ses clichés seront regroupés dans l’article « Visages et métiers de Paris » pour VogueFrance en juin 1951.[5]

Voici donc un tour d’horizon des photographes revendiquant une double polarité dans leurs travaux : d’une part un reportage documentaire archivistique lié indubitablement à des critères esthétiques, relevant du projet artistique d’autre part.

 

[1]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 11-20.

[2]LUGON Olivier, op. cit., p. 19.

[3]Ibidem, p. 74-83.

[4]Ibidem.

[5]Irving Penn : le centenaire, op. cit.

CONCLUSION

En 1930, l’historien de l’art Wilhelm Hausenstein affirme les responsabilités documentaires de la photographie mises en avant grâce à Antlitz der Zeistd’August Sander (prenant appui sur le projet Hommes du XXe siècle) : « Ici la photographie a compris, différenciéet réalisé ce qui lui revient : elle a documenté, avec sérieux, l’essence de l’époque – elle a créé des « documents », sine ira et studio, des documents qu’elle seule, et rien qu’elle, peut créer. »[1]

De ce fait, le Maître maçonserait de prime abord un objet photographique documentaire par ses caractéristiques scientifiques et rigoureuses (cadrage, frontalité, neutralité, intérêt physiognomonique, processus archivistique) mais nous ne pourrions nous abstenir d’y appliquer une analyse esthétique qui dégage d’autres particularités et installe la photographie documentaire comme « style » artistique (il s’agit bien évidemment ici de la symétrie et des références mises en œuvre pour monumentaliser le sujet, de même que l’idée de le faire dialoguer avec le regardeur). L’œuvre d’August Sander résulte complètement des influences idéologiques (typologies et hiérarchisation) de son époque, au regard des productions de ses contemporains et de la réception politique des Hommes du XXe siècle : l’identité de l’homme allemand est mise à mal et questionnée pour faire prendre conscience à la société des caractères multiples qui la constituent. Sander tend donc à fixer les transformations sociales de son temps pour créer un répertoire esthétique et standardisé. Toutefois, le photographe et conservateur John Szarkowski modère l’idée d’une corrélation entre engagement social et production artistique, mettant de côté le contexte de production des œuvres ornantHommes du XXe siècle.[2]Ces propos semblent être à nuancer, sachant qu’il est toujours nécessaire de placer l’œuvre en question, ici Maître maçon, dans un paysage historique afin de mieux appréhender son élaboration et sa réception.

Notons par ailleurs que la notion de « style documentaire » s’est confrontée à une lourde construction : d’abord rejeté d’une quelconque pratique artistique, les photographes américains se l’approprient rapidement en niant des pratiques plus anciennes telles celles de Charles Marville [fig. 22]. Une historiographie de l’émergence de la photographie et du style documentaire démontre la complexité à édifier et à glorifier dans les années 1930 une pratique déjà commune.

Enfin, August Sander et Walker Evans ont bénéficié d’une redécouverte majeure de leurs travaux à partir des années 1970. John Szarkowski – et bien d’autres photographes et conservateurs – instaure au MoMA un programme lié à la photographie comme document,[3]tandis que August Sander publie Hommes sans masque(Menschen ohne Maske) à la même époque.[4]

 

Dans la tradition des portraits physiognomoniques d’August Sander, évoquons l’œuvre de Marc Pataut, Portrait d’un compagnon d’Emmaüsen 1993-1994 [fig. 23]. Le modèle se tient dans un léger contrapposto, le regard fixé vers l’objectif imposant sa frontalité, le cadrage simple, néanmoins devant un fond neutre. Marc Pataut met en avant une physionomie témoignant des nouvelles conditions sociales et économiques caractérisant les phénomènes de paupérisation à l’arrivée du new millenium.

 

[1]LUGON Olivier, op. cit., p. 67.

[2]Ibidem : John Szarkowski « Notre pendant pour la symétrie historique nous pousse à attribuer le changement aux problèmes de la période et à une conscience renforcée, parmi les artistes, des priorités sociales et politiques. Malheureusement, cette explication, toute séduisante qu’elle soit, ne s’accorde pas très bien aux faits, qui semblent ne démontrer aucune corrélation sûre entre le réalisme et l’engagement social, ou entre l’abstraction et l’indifférence sociale. »

[3]LUGON Olivier, op. cit., p. 372.

[4]KELLER Ulrich et SANDER August, op. cit., p. 11-20.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

 

BARTHES Roland, La chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980

BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, Paris, Éditions Allia, 2012

KELLER Ulrich et SANDER August, Hommes du XXe siècle, Munich, Schirmer / Mosel, 1980

LANGE Susanne, August Sander, Paris, Centre National de la Photographie (collection « Photo Poche »), 1995

LUGON Olivier, Le style documentaire. D’August Sander à Walker Evans. 1920-1945, Paris, Éditions Macula, 2001

SANDER August, Voir, Observer et Penser. Photographies, Munich, Schirmer / Mosel, 2009

ROEGIERS Patrick, August Sander ou l’autoportrait de l’Allemagne, Paris, Pavillon des Arts, 1986

 

 

Catalogue d’exposition

 

Irving Penn : le centenaire, MORRIS HAMBOURG Maria et L. ROSENHEIM Jeff (dir.), (cat. exp., New York, Metropolitan Museum of Art, 20 avril-30 juillet 2017 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 21 septembre 2017-29 janvier 2018 et Sao Paulo, Instituto Moreira Salles, automne 2018), Paris, Réunion des musées nationaux – Grand Palais, 2017

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