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​Édouard deluc, Gauguin - Voyage de tahiti (date de sortie en france : 20 septembre 2017) 

Scénario

Édouard DELUC, Thomas LILTI, Étienne COMAR, avec l’aide de Sarah KAMINSKY

distribution 

Tuheï Adams : Tehura

Marc Barbé : Mallarmé

Pernille Bergendorff : Mette Gauguin

Vincent Cassel : Paul Gauguin

Samuel Jouy : Emile Schuffenecker

Malik Zidi : Henri Vallin

« De nouveau seul… Je devenais chaque jour un peu plus sauvage. »[1] et « Enfant… il faut l’être pour penser qu’un artiste est quelque chose d’utile »[2] embaument le récit Noa Noa de Paul Gauguin. Le peintre y exalte un retour au primitif et à l’originel, tant dans son œuvre que dans son mode de vie, ce qu’Édouard Deluc a failli à représenter, en tombant ou bien dans la romance bon public, ou bien dans la caricature maladroite. 

 

Le peintre d’une Polynésie onirique est célébré cette saison par la sortie quasi simultanée du film de Deluc et de l’exposition au Grand Palais « Gauguin. L’alchimiste » (qui propose un parcours original sillonné de sections expliquant les diverses techniques utilisées, articulées autour de la notion de primitivisme et d’archaïsme breton et exotique). L’exposition se concentre sur les expérimentations de Gauguin, tandis que le long-métrage préfère un parti-pris controversé sur la figure mythique de l’artiste. 

Trois jours après la sortie nationale du film, nous assistons à une projection dans le Quartier latin en début de soirée : le public hétéroclite est composé majoritairement d’individus d’âge mûr, venus découvrir ou apprécier un homme inscrit au panthéon des artistes français. Tous jugent avec attention la prestation, ou plutôt l’incarnation de Vincent Cassel, grimé en sympathique peintre sauvage, quoique maudit par l’incompréhension de son époque et amaigri par les difficultés à assumer son aura d’artiste. 

Si aujourd’hui un film est produit sur le père d’une nouvelle voie d’exploration artistique à la fin du XIXe siècle, c’est que le climat de légitimité du peintre est incontestable et qu’il est devenu un aspect incontournable de la culture française rayonnant dans le monde, notamment grâce à d’autres longs-métrages mettant en scène sa vie et son cercle d’amis (pensons à La Vie passionnée de Vincent van Gogh de Vincente Minnelli en 1956 ou encore Gauguin, le loup dans le soleil (Oviri) d’Henning Carlsen en 1986, pour ne citer qu’eux). 

 

Mais voilà que la vision prophétique d’Édouard Deluc sombre dans des incohérences et dans la banalisation des événements, gommant de ce fait tout réalisme critique.

 

Bien que l’équipe du film se soit inspirée – très librement – du récit Noa Noa de Gauguin, (déjà empreint de fiction), elle a condensé – pour des soucis contestables de longueur de scénario – les deux séjours du peintre en Polynésie (le premier marqué par Tahiti de 1891 à 1893 et le second de 1895 à 1903, symbolisé par sa Maison du Jouir à Hiva Oa). De telle sorte que dans Gauguin – Voyage de Tahiti s’enchevêtrent confusément des séquences de la vie du peintre (comme le suppose d’ailleurs le titre par la globalisation du terme « voyage de »), notamment autour de ses amours (ce qui sera abordé plus longuement par la suite). 

 

Le réalisateur place d’ores et déjà son personnage comme un marginal au sein du contexte artistique de l’époque : c’est l’incipit énervé (mais plutôt fidèle à la réalité pour le moment) des premières séquences. En effet, Deluc a hâte d’en venir à ses plans exotiques subjectifs et, après un générique bercé par l’éveil des flots de l’océan, il dirige un Gauguin tiraillé par les problèmes d’argent liés au marché spéculatif des galeries d’art et à la société civilisée européenne. Il dépeint très rapidement les liens du peintre avec les autres personnalités de son milieu en en faisant un agitateur d’innovations (Vincent Cassel réplique à ses acolytes dont Mallarmé et Emile Schuffenecker : « Il n’y a plus un paysage qui mérite d’être peint »[3]). Et il expédie sur un ton pathétique le foyer familial fondé avec son épouse Mette en appuyant sur l’extrême pauvreté du peintre : il accueille sa femme et ses enfants dans un taudis insalubre et rustique. Cette première partie du récit se clôture sur des festivités dans un cabaret, témoignage véridique de l’atmosphère festive de la fin du XIXe siècle. Tout est exagéré pour magnifier le rôle de précurseur : la présence d’un masque primitif voguant dans la salle et la réplique lyrique « Tu es un sauvage, mon cher Gauguin, comme nous tous mais toi tu as décidé de t’en souvenir » amorcée par un gros plan sur le visage de l’artiste. 

 

Le film travestit par ailleurs toute la dimension missionnaire et coloniale de l’époque : il omet que Gauguin est chargé d’une mission pour son voyage (« Parti de France avec une mission »[4] ; « annoncé comme peintre par le ministère des Colonies »[5]) et enjolive une réalité sordide, celle de l’acculturation et des violences faites envers les rites tahitiens : Tehura (dont son prénom est déjà occidentalisé car elle se prénomme en réalité Tehamana) réclame une robe missionnaire à son mari Gauguin, pour aller à l’église et se vêtir selon la mode nouvelle. 

Cet épisode dénonce deux points : d’une part Deluc véhicule l’idée d’une femme inconsciente des bouleversements de son époque, qui plus est attirée par l’apparat et l’argent (elle objecte justement au peintre son manque d’argent et d’attention, et lui préfère une liaison avec un pasticheur tahitien vendant ses sculptures à des colons sur le marché). C’est donc une femme vénale et inconsistance qui est développée ici. D’autre part, la réalité, même coloniale, est idéalisée. En aucun cas Deluc ne blâme les comportements dominateurs occidentaux : l’ensemble est objectif, dénué de réflexions accusatrices, telle une photographie documentaire d’Henri Lemasson représentant un panorama de la ville de Papeete… 

Enfin, le générique de fin accuse complètement le manque de discernement du réalisateur : à l’instar d’un diaporama cumulant les effets de citation et non commenté par le film qui le précède, des toiles du maître se succèdent telle une ornementation finale et auraient dû témoigner du désenchantement colonial comme le suggère Les ancêtres de Tehamana (1892) et Tehamana à la fleur de Tiare (1891) montrant la jeune fille emprisonnée dans sa robe missionnaire de vertu, à la physionomie mélancolique. Car c’est bien la mélancolie qui caractérise de prime abord Gauguin, en lien avec une société sauvage évanouie (« Tandis que toutes ces terres croulent sous le déluge »)[6]qu’il tente de reconstruire en bricolant un nouvel imaginaire…

 

[1]GAUGUIN Paul, Noa Noa, Paris, Éditions Bartillat, 2017, page 98.

[2]Ibidem, page 101.

[3]Réplique rappelant les paroles de Gauguin dans L’Écho de Paris en date du 23 février 1891 : « Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art simple, très simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre de leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l’aide seulement des moyens d’arts primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. » (in GAUGUIN Paul, Oviri. Écrits d’un sauvage, (« Collection Folio / Essais »), Paris, Éditions Gallimard, 1974). 

[4]Ibidem, page 139.

[5]Ibidem, page 140.

[6]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 91.

Paul GAUGUIN, Tehamana à la fleur de Tiare, 1891

Toutefois, ne tombons pas dans le manichéisme qui serait le suivant : Gauguin, homme occidental bon et pourfendeur des droits de la population locale, en quête véhémente de formes et de sujets face au colonialisme tentaculaire (certes ici tu). Le peintre n’a pas échappé aux clichés du colon profiteur et autoritaire. Malgré sa désillusion face à ce paradis perdu (il se plaint à Mette de l’excessive vie sur l’île et un commerçant lui vient en aide), il contribue à abuser de son statut au niveau de ses relations sexuelles. Il transmet la syphilis (« ce mal que les Européens civilisés leur ont apporté en échange de leur si large hospitalité »)[1], signifiée par un diabète dans le long-métrage[2], à plusieurs femmes, ou plutôt à plusieurs très jeunes filles. 

La platitude du film de Deluc (qui se défend par ses propos : « On sait qu’il y a une réalité historique qui pourrait donner raison aux gens du collectif ["Au nom de la morale", qui s’est indigné du traitement nihiliste]. Il se trouve que la période que l’on travaille est beaucoup plus noble, dans la quête de Gauguin. Nous ne sommes pas du tout dans les problématiques amorales et sexuellement dégradantes qui ont pu se produire aux Marquises. Je crois qu’il y a un malentendu sur le projet. »[3]) met en jeu la polémique sur les mœurs sexuelles et pédophiles de Gauguin, gonflée par les proclamations déplacées et légères de l’acteur principal : « Treize ans à l’époque, c’est peut-être pas treize ans aujourd’hui. »[4], s’enfonçant par la suite en professant « Certes, c’était archaïque, c’était complètement fou, mais c’était comme ça » (relevons l’emploi du terme « archaïque » équivoque : ce n’est pas la civilisation tahitienne qui l’est, mais bien le comportement de Gauguin, au sens négatif) ou encore « D’autant plus que le film est vraiment basé sur une histoire d’amour. Donc il n’y a vraiment, à aucun moment, quelque chose de déviant dans les comportements. Loin de là. C’est l’histoire d’une déception amoureuse et d’un choc de civilisations. »[5]

Peut-on effacer ce comportement criminel réel en vertu d’une projection poétique de l’œuvre du peintre ? Autrement dit, peut-on considérer comme « noble » une activité qui occulte pédophilie et transmission irresponsable de maladies sexuelles ? Aussi, peut-on parler d’histoire d’amour réciproque – si ce n’est celle d’une fiction enchanteresse – là où l’on perçoit davantage un mariage au consentement rapide et consommation de la chair présente sur les lieux à des fins mystiques (réinventer la création) et physiologiques… 

L’article « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques » paru dans la revue Jeune Afrique (et cité par de nombreux autres journaux) interroge sur le malaise engendré par le film. Il rappelle qu’il était coutume pour les colons célibataires de se marier avec des adolescentes et cite également Jean-François Staszak, dans son ouvrage Gauguin voyageur : « l’âge de ses partenaires aurait valu la prison à Gauguin s’il avait été en métropole. »

De quoi répondre aux affirmations faciles de Vincent Cassel, qui, au lieu d’incriminer son personnage, s’est évertué à défendre des pratiques condamnables à tout temps et en toute zone géographique… L’article interpelle au final sur une problématique toujours prégnante sur un état d’esprit ethnocentrique : « Tout se passe comme si les faits étaient moins graves parce qu’ils s’étaient déroulés très loin, sous les tropiques. »[6]

 

[1]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 88.

[2]PAJON Léo, « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques », in Jeune Afrique, 21 septembre 2017, mis en ligne le 21 septembre 2017, http://www.jeuneafrique.com/476091/societe/gauguin-voyage-de-tahiti-la-pedophilie-est-moins-grave-sous-les-tropiques/, [consulté le 21 septembre 2017].

[3]FÉVRIER Renaud, « Cassel sur la pédophilie de Gauguin : "13 ans à l'époque, c'est peut-être pas 13 ans aujourd'hui" », in L’Obs, 04 octobre 2017, mis en ligne le 04 octobre 2017, http://tempsreel.nouvelobs.com/cinema/20171004.OBS5537/cassel-sur-la-pedophilie-de-gauguin-13-ans-a-l-epoque-c-est-peut-etre-pas-13-ans-aujourd-hui.html, [consulté le 04 octobre 2017].

[4]Ibidem.

[5]Ibidem.

[6]PAJON Léo, « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques », op. cit.

Si Tuheï Adams (17 ans) interprète la vahiné Téhura (cette « enfant d’environ treize ans [qui le] charmait et [l’] épouvantait »)[1], le film passe sous silence l’appétit sexuel du peintre : d’abord Titi (prostituée faisant son commerce avec les colons), Pau’ura et Vaeoho (âgées de 14 ans)[2], arguant le prétexte d’un scénario trop diffus (il montre timidement un café avec des filles de joie locales)… Sous silence encore la violence sexuelle dont Gauguin fait preuve : « Je voyais bien des jeunes femmes à l’œil tranquille, je devinais qu’elles voulaient être prises sans un mot – prise brutale. En quelque sorte désir de viol. »[3] Désir de viol : l’expression survient à un moment opportun… Il n’était évidemment pas demander à Édouard Deluc de réaliser un film sur les femmes tahitiennes méprisées, voire probablement agressées par Gauguin, mais au moins aurait-il pu avoir le bon sens de ne pas se confondre avec cette mentalité, et de laisser les femmes s’exprimer davantage dans son long-métrage, au lieu de les réduire au mutisme, à la passivité et à l’oisiveté. Au lieu, pour finir, de collaborer avec cette considération de Gauguin : « Ma nouvelle femme était peu bavarde, mélancolique et moqueuse », teintant des toiles comme Eh quoi ! Tu es jalouse ?où règnent ennui et détachement[4]. 

 

[1]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 115.

[2]PAJON Léo, « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques », op. cit.

[3]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 97.

[4]Ibidem, page 118.

La tension sexuelle atteint son paroxysme lorsque Gauguin se rend compte qu’il est victime d’infidélité au cours d’une partie de pêche avec des Tahitiens. À cet instant, il est remarquable de voir que le film concorde précisément avec Noa Noapour traiter de la thématique Éros / Thanatos. Le plan suivant oscille à la lueur d’une bougie et dévoile une Téhura dénudée, couchée sur le ventre, tourmentée par les esprits. Cette partie du long-métrage se bâtit en écho avec l’évocation mystique des Tupapau(esprits des morts) qui viennent à présent hanter celle qui a fauté : cette Ève déchue par le fruit de la Science et du Péché. L’occasion pour Deluc d’adapter cinématographiquement L’Esprit des morts veillede 1892 et d’apporter un peu plus de consistance à son discours.

Ajoutons pour finir que Deluc invente très librement cette histoire de rivalité amoureuse et artistique avec un apprenti sculpteur pour accentuer l’aspect dramatique de son récit, comme pour déculpabiliser dans la dernière partie le comportement excessif de l’artiste et intensifier le caractère de martyr qui irrigue son film (Gauguin malade, Gauguin pauvre, Gauguin incompris, Gauguin trompé)… Alors qu’il frappe dans un premier temps l’amant de sa femme, il séquestre cette dernière par la suite dans leur maison coloniale quand il est devenu docker pour tenter de gagner sa vie. Une allégorie forte de la séquestration des rites et de la culture polynésienne par l’occidentalisation extrême. Au début du film, c’est cet amant qui fait découvrir les merveilles de l’île à Gauguin, personnage ambiguë, qui, dans Noa Noaest perçu par l’auteur comme un être « androgyne »[1], lui éveillant des sentiments homosexuels[2]. Serait-ce ici un transfert des désirs qu’aurait opéré malhabilement Deluc ? 

 

Une myriade d’invraisemblances parsème le film, toutefois surmontée par quelques références cohérentes. C’est le cas lorsque le réalisateur crée en décor la case-atelier du peintre, dans laquelle viennent poser les modèles, mais qui interpelle la curiosité des Tahitiens par son agencement et ses images nouvelles. En effet, Gauguin transporte avec lui ce que l’on pourrait nommer un « musée imaginaire » : des œuvres phares constituant des références essentielles et des motifs récurrents dans son œuvre. Citons une reproduction d’une estampe d’Hokusai ou encore de l’Olympia d’Édouard Manet. D’autres calques, lithographies et des cahiers remplis d’annotations témoignent du rapport étroit de Gauguin avec des chefs de file de la modernité. 

 

D’un point de vue esthétique, le film fait encore défaut à la véritable effervescence des toiles du peintre caractérisant par exemple Joyeusetés de 1892. Nous nous attendrions à une exaltation chromatique, à un travail chatoyant qui refléterait les quêtes de l’artiste exprimant à ce titre : « Je commençais à travailler, notes, croquis de toutes sortes. Tout m’aveuglait, m’éblouissait dans le paysage. Venant de l’Europe j’étais toujours incertain d’une couleur, cherchant midi à quatorze heures : cela était cependant si simple de mettre naturellement sur ma toile un rouge et un bleu. »[3]Nous nous attendrions à des plans aveuglant de nuances prodigieuses, projetant les opérations mentales, les visions fantasmatiques et les assemblages oniriques de Gauguin, transfigurant les paysages et les scènes du quotidien. Nous nous attendrions enfin à incarner un nouveau Regulus moderne, issu des recherches hybrides pour aboutir à la résurgence de l’Arcadie. Or, ce n’est que fadeur. 

Édouard Deluc n’a pas su rendre la luxuriance de la nature sauvage. Il s’est contenté de poser la caméra au sol, de l’agiter au milieu des fougères et de faire une multitude de plans généraux, destinés à rendre fidèlement et objectivement le paysage. En ce sens, lui qui se vante de vouloir retransmettrela quête de Gauguina échoué là où le maître a inventé son propre répertoire de formes picturales à partir des cultures polynésiennes et forgé une dialectique avec l’Éden disparu pour en faire émerger un imaginaire. Les paysages, qui devraient être considérés comme un autre des personnages principaux, sont certes rendus dans leur grandeur par ces plans généraux mais minimisés par leur banalité : c’est exotique assurément, mais rien ne s’y passe, hormis les péripéties pittoresques d’un Paul Gauguin qui se meut en sauvage malgré bien des difficultés, destinées à susciter l’amusement de l’audience (notons la grotesque pêche au fusil dans un instant de désespoir et d’agacement comique du peintre face à sa faim). 

Gauguin n’est dans le film pas aussi sauvage que dans Noa Noa : il ne suffit pas à Vincent Cassel de laisser pousser sa barbe pour être le parangon du sauvage ni de faire des facéties avec les locaux pour attester de sa bonne intégration. L’ensemble produit indéniablement un effet burlesque candidement écœurant ! C’est schématique, moralisateur et étouffé. On ne doute pas de l’intégration – quoiqu’ambiguë concernant ses relations aux femmes – de Gauguin mais celle-ci est plus appropriée au second voyage du peintre dans l’archipel des Marquises. Il cherche à devenir juge (on peut évidemment y voir le phénomène du comportement colonial civilisateur) afin de défendre cependant les populations locales et va même devenir sujet de procès et d’amendes qui l’affaiblissent dans son combat. 

 

Par conséquent, la figure de Paul Gauguin est à nuancer et Jean-Marc Pambrun résume parfaitement cet état de fait : « Si en Occident tu es un super héros du symbolisme et du primitivisme, dans la mémoire polynésienne, tu n’as enfanté que des anecdotes douteuses et imprécises. »[4]Son comportement, entre abus de colon civilisé et quête de sauvage, appuie la figure indiscernable du peintre, à réévaluer selon les considérations contemporaines et les réflexions (absolument pas nouvelles mais latentes) sur sa déviance. L’artiste a certes rendu hommage aux cultures polynésiennes et aux diverses formes du primitivisme. Néanmoins, il s’est approprié – jalousement, si l’on en croit la concurrence entre un jeune copieur local et lui-même – des sujets plastiques en créant un imaginaire hétéroclite mais infidèle aux caractéristiques intrinsèques d’une culture. C’est pourquoi des revendications se font entendre aujourd’hui dans les îles où le peintre a perfectionné sa pratique. 

Par ailleurs, le film d’Édouard Deluc est plutôt un film sur ce que l’on ne voit pas et sur ce qui n’est pas énoncé. La réalité coloniale et les dérives du peintre sont gentiment gommées ; tout comme l’esquisse rapide de sa solitude et de sa désillusion. À force de clamer une retranscription de la quête noblede Gauguin, il semblerait que le film soit tombé dans l’écueil suivant : sublimer le personnage au dépend du réalisme historique et moral. En somme, le film a sombré par son manque de regard critique dans l’imaginaire du peintre lui-même.[5]

Gauguin – Voyage de Tahiti se termine sur les notes du traditionnel mélodrame qui aurait tenté en vain de faire adhérer le spectateur à une vision édulcorée et d’éveiller en lui le sentiment onirique du voyage. Téhura offre au peintre la pose ultime de l’œuvre Les ancêtres de Tehamana. S’en suit un plan d’ensemble sur Tahiti, sorte d’émanation mélancolique, le tout rehaussé d’une musique lancinante, qui n’a cessé d’être excessive durant une heure et quarante minutes, comme pour pallier aux faiblesses du scénario et de l’esthétique globale. La lecture attentive de Noa Noa aurait dû suggérer à Deluc que Gauguin n’est pas seulement rapatrié pour des problèmes de santé, mais également pour des problèmes familiaux, comme l’atteste cet extrait : « Il me fallut revenir en France : des devoirs impérieux de famille me rappelaient. Adieu, sol hospitalier. Je partis avec deux années de plus – rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi et cependant plus instruit. »[6]Dernière omission que nous évoquerons pour un film qui se veut le récit du voyage de Tahiti : l’excursion de Gauguin à Papeete et sa visite au gouverneur Lacascade. On comprend que le réalisateur ait spécifiquement négligé cet épisode qui dénonce les travers du système colonial…

 

[1]Ibidem, page 104.

[2]Ibidem, page 103.

[3]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 94.

[4]A. P., « Gauguin, mythe ambivalent dans sa dernière partie », in Nouvel Obs, 15 mai 2003, mis en ligne le 15 mai 2003, http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20030508.OBS0610/gauguin-mythe-ambivalent-dans-sa-derniere-patrie.html, [consulté le 04 octobre 2017].

[5]MORIN Violaine, « ‘Gauguin’, un film qui gomme la réalité coloniale », in Le Monde, 26 septembre 2017, mis en ligne le 25 septembre 2017, http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/09/25/gauguin-un-film-qui-gomme-la-realite-coloniale_5191281_4832693.html, [consulté le 26 septembre 2017].

[6]GAUGUIN Paul, Noa Noa, op. cit., page 137.

Paul GAUGUIN, Les ancêtres de Tehamana, 1892

Enfin, en termes de traitement plus fidèle et réaliste par rapport au long-métrage de Deluc, la très élégante et délicate Leçon de piano de Jeanne Campion, récompensée par la Palme d’Or du Festival de Cannes de 1993.

Outre l’époque historique et le topos de l’artiste maudit et marginal, Jeanne Campion traite avec subtilité de l’art comme expression spirituelle, comme moyen de communication – ce que peine à procurer Deluc – dans l’hostilité du climat tropical. La nature est ici expressément sauvage, soulignée dès l’arrivée d’Ada MacGrath (Holly Hunter) et de sa fille Flora (Anna Paquin) sur la plage. La réalisatrice expose clairement la société coloniale en place et la tension sexuelle de la pianiste muette avec Baines, un des colons, entretenant des relations de confiance avec les Maoris. La thématique de la séquestration suite à des infidélités est également évoquée : le mari jaloux enferme Ada, qui finalement finira sa vie avec Baines.

sources

Ouvrages 

 

GAUGUIN Paul, Noa Noa, Paris, Éditions Bartillat, 2017.

GAUGUIN Paul, Oviri. Écrits d’un sauvage, (« Collection Folio / Essais »), Paris, Éditions Gallimard, 1974.

 

Articles

 

A. P., « Gauguin, mythe ambivalent dans sa dernière partie », in Nouvel Obs, 15 mai 2003, mis en ligne le 15 mai 2003, http://tempsreel.nouvelobs.com/culture/20030508.OBS0610/gauguin-mythe-ambivalent-dans-sa-derniere-patrie.html, [consulté le 04 octobre 2017].

FÉVRIER Renaud, « Cassel sur la pédophilie de Gauguin : "13 ans à l'époque, c'est peut-être pas 13 ans aujourd'hui" », in L’Obs, 04 octobre 2017, mis en ligne le 04 octobre 2017, http://tempsreel.nouvelobs.com/cinema/20171004.OBS5537/cassel-sur-la-pedophilie-de-gauguin-13-ans-a-l-epoque-c-est-peut-etre-pas-13-ans-aujourd-hui.html, [consulté le 04 octobre 2017].

PAJON Léo, « Gauguin – Voyage de Tahiti : la pédophilie est moins grave sous les tropiques », in Jeune Afrique, 21 septembre 2017, mis en ligne le 21 septembre 2017, http://www.jeuneafrique.com/476091/societe/gauguin-voyage-de-tahiti-la-pedophilie-est-moins-grave-sous-les-tropiques/, [consulté le 21 septembre 2017].

MORIN Violaine, « ‘Gauguin’, un film qui gomme la réalité coloniale », in Le Monde, 26 septembre 2017, mis en ligne le 25 septembre 2017, http://www.lemonde.fr/big-browser/article/2017/09/25/gauguin-un-film-qui-gomme-la-realite-coloniale_5191281_4832693.html, [consulté le 26 septembre 2017].

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