top of page

 

DOSSIER D'ANALYSE FILMIQUE

NICOLAS WINDING REFN,

THE NEON DEMON, 2016

 

 

Liste des personnages principaux

 

SOMMAIRE

INTRODUCTION

I. LE PARI DE L’ESTHÉTIQUE. 

A. « Une réflexion sur la beauté » [1], Nicolas Winding Refn.  

B. L’apologie de la contemplation : une esthétique du silence.   

C. Quand la musique sert le propos hypnotique.  

 

 

II. MODERNISATION ET RÉAPPROPRIATION DU GIALLO.   

A. La violence au travers du graphisme et des couleurs.  

B. Le jeu du sang et de l’érotisme.

C. Le trouble de l’identité.  

CONCLUSION

SOURCES

[1] Sans nom, « THE NEON DEMON », in Studio Ciné Live, Vidéo Club, numéro 84, 1ernovembre 2016, page 120   

INTRODUCTION

Nicolas Winding Refn déclare à propos de The Neon Demonque « […] c’est l'évolution des sentiments de [son] héroïne qui fait avancer le récit. Le film devient de plus en plus noir, car la trajectoire émotionnelle de Jesse va dans ce sens. Il n’y a rien de spécialement trash là-dedans ni de provocant. Le récit répond à une logique presque mathématique, sauf qu’ici l’équation n’a pas une seule et unique solution. [Refn] voi[t] [son] film comme un poème. Il a, effectivement, sa propre logique, et chacun peut y trouver ce qu’il veut[1]. » Nul doute que le dernier long-métrage du cinéaste danois offre un panel de significations et d’interprétations, à mettre plus en moins en relief avec ses deux précédents films : Drive en 2011 (primé à Cannes) et Only God Forgives (2013). On y retrouve la prédominance esthétique propre à Refn : le maniement des nuances et des luminosités pour accentuer l’effet dramatique, l’apport musical pour rythmer la métamorphose spirituelle et physique du personnage entre autres… Néanmoins The Neon Demon instaure un rapport de force nouveau : les femmes sont les principales protagonistes. Only God Forgives prédisait déjà la figure féminine forte au travers du rôle de Kristen Scott Thomas campée en mère (Crystal Hopkins) incestueuse et castratrice. Le réalisateur opère alors une phase de transition dans sa filmographie nourrie de références, dont celle revendiquée : Une étoile est née de George Cukor en 1954[2]. L’histoire est menée par une adolescente, Jesse, qui connaît le succès, ici grâce à sa beauté transcendante. Mais les rivalités et la superficialité vont la métamorphoser et conduire à sa perte. Le tout teinté de symboliques sur le beau, la mort imprégnant l’univers de la mode. The Neon Demon insinuerait comme titre deux chemins : le monde diabolique et artificiel dans lequel progresse Jesse, ou bien l’aspect sui generis face qu’elle renvoie à ses concurrentes. 

Par quels moyens Nicolas Winding Refn parvient-il à sublimer l’horreur ? 

Nous aborderons le pari de l’esthétique mis en œuvre par le film avant d’étudier la manière dont le gialloest modernisé au travers du discours du cinéaste. 

 

[1]Sans nom, « THE NEON DEMON », op. cit. 

[2]BLUMENFELD Samuel, « Nicolas Winding Refn ou la beauté en horreur », in Le Monde, M le magazine du Monde, 03 juin 2016 (mis à jour le 08 juin 2016).

I. Le pari de l’esthétique.

A. "Une réflexion sur la beauté", Nicolas Winding Refn.

Ci-contre : fig. I et ci-dessus : fig. II.

D’un point de vue formel, Nicolas Winding Refn signe son film comme un tableau, ou du moins le griffe à l’instar des grands créateurs de mode. Ses initiales sont majoritairement présentes aux génériques de début et de fin[1][I]afin d’ériger son style et sa narration esthétique comme un sceau fardé et poudré, perpétuant sa démarche. En érigeant son film comme une marque, il le met sur un pied d’égalité avec « Un standard de beauté qui le déstabilise encore et fait de The Neon Demonle film le plus baroque et le plus désenchanté jamais consacré à ce milieu[2]. » La beauté devient marque. Il contextualise dans ce sens l’artifice véhiculé par cette valeur : la rivalité entre Jesse et le duo portés par les mannequins Gigi et Sarah dans un concours de jalousie et de dépassement. 

Ce plaidoyer classique sur l’univers de la mode et de l’esthétique du beau s’enracine dans trois scènes : la première en relation avec la seconde met en scène le caractère éphémère de la beauté : Roberta Hoffman, directrice d’agence de casting, glaciale et figée, est filmée en plan rapproché poitrine laissant deviner au fond des cadres flous d’anciennes mannequins [II]. Par le biais de la thématique vampirique que nous aborderons plus tard, nous pourrions suggérer que ce sont toutes des victimes du système de la mode auquel s’ajoutera Jesse, pour le moment considérée comme « parfaite » et « sublime » d’après les termes d’Hoffman qui l’hypnotise dans un champ contre champ en légère plongée et contre-plongée, sans aucun battement de paupières de sa part. Le lent zoom avant sur Jesse ainsi que les sonorités mélodieuses et douces ne faisant qu’appuyer ce propos. 

Ce rapport à la dégénérescence du corps est d’autant plus flagrant dans les propos tenus par Sarah lorsqu’elle déjeune avec Ruby et Gigi. Face à l’ascension de Jesse, Sarah s’inquiète de la situation et rétorque à sa collège que celle-ci est « bientôt périmée". On préfère toujours la chair fraîche au lait caillé. » [III]Le plan suivant introduit par un cutdémontre toute l’angoisse de Sarah : le regard fixe sur Jesse, cette dernière ne la regarde pas et est au centre d’un hangar, comme elle sera au centre de l’attention du créateur [III bis]. 

 

[1]Sans nom, « THE NEON DEMON », op. cit.

[2]BLUMENFELD Samuel, « Nicolas Winding Refn ou la beauté en horreur », op. cit. (citation du cinéaste).

Fig. III bis

Fig. IV.

Enfin, la jalousie, la superficialité et la réification de la femme s’exposent avant le défilé de Jesse : Gigi surprise qu’elle participe lui demande de lui rendre sa chaise. De cette manière, Jesse se propulse plus haut dans son succès en ayant sa propre chaise. Aussi, dorénavant plus affirmée, elle n’hésite pas à user de l’hypocrisie pour complimenter le maquillage raté de sa rivale, laquelle s’en rend compte. La réification, quant à elle, s’effectue par la corrélation maquillage et chirurgie esthétique : Gigi se définit comme « une femme bionique » à qui le miroir reflète une beauté artificielle et froide, à l’image d’une poupée articulée [IV]. 

B. L’apologie de la contemplation : une esthétique du silence.

Refn place son film sous les augures de l’esthétique du beau et de la mode, mais également sous celles de l’esthétique de la contemplation. « […] j’ai donc filmé The Neon Demon comme un magazine de mode[1] » revendique l’aspect lisse et épuré agencé autour d’un « rythme étiré[2] ». Il cherche avant tout à déstabiliser le spectateur par la perte de ses repères (l’aurore ou le crépuscule de certaines scènes nous place dans l’ambiguïté) en montant un film centré sur le récit qui confère un rôle actif et joueur au réalisateur[3]. 

Nous sommes ainsi obligés de subir l’action tout en la contemplant : c’est le cas des silences qui accentuent la dramaturgie et mettent à mal le regardeur. Différentes catégories jonchent le film : un silence pour se protéger et survenant après la musique effrénée lors de la seconde séquence (Jesse retire la fausse hémoglobine, dos à Ruby qui l’observe en arrière-plan au travers d’un miroir, un effet de voyeurisme et de démultiplication des personnages se produisant [V]) ; une activité en silence (le premier shootingpréparé sur un fond blanc immaculé comme le personnage de Jesse au début) ; le silence signifiant la réflexion de Jesse sur le plongeoir avant son monologue. Cette scène regroupe à elle-seule les modalités de la contemplation [VI]. 

En effet, la sérénité du plan fixe aiguise nos sens et annonce le dénouement, tout comme l’aspect quasi-spectral de Jesse en apesanteur sur le plongeoir – le silence peut également symboliser en ce sens la mort à venir. Elle paraît en suspension dans le vide – métaphore probable de son état psychique actuel – dans un plan d’ensemble permettant de voir la profondeur de la piscine, donc la profondeur du gouffre. Ensuite l’intérêt pour le cadrage chez Refn s’articule au travers du rapport de force Jesse / Ruby toujours dans la même séquence. Il choisit de filmer en plongée Ruby vue depuis le plongeoir par Jesse, pensant la dominer par sa supériorité esthétique et potentiellement intellectuelle. La technique mêlée au sujet pousse à bout le souci d’esthétisation. Puis le retour au silence précède l’ultime scène de violence ; des plans fixes se succédant, comme une suspension du temps seulement traversée par Jesse. 

 

[1]FORESTIER François, « Nicolas Winding Refn : ‘Jamais Hollywood ne me laissera faire ce que je veux’ », L’Obs (site web), 02 juin 2016 (citation du cinéaste).

[2]Ibidem.

[3]JULLIER Laurent, Analyser un film. De l’émotion à l’interprétation, Collection « Champs arts », Flammarion, Paris, 2012 (page 65).

Fig. V et VI.

C. Quand la musique sert le propos hypnotique.

Nicolas Winding Refn construit la bande-originale de son film grâce sa perpétuelle collaboration avec le compositeur et musicien Cliff Martinez. Cette dernière a été spécialement composée pour The Neon Demon, en déclinant certains types de sonorités et en variant les fréquences de base hauteur, le tempo, le volume du son et le timbre des mélodies synthétiques en fonction du discours supporté par la scène. L’aventure du night-club joue sur la brutalité de la musique avec le spectateur ; il découvre en même temps que Jesse un univers qu’il méconnaissait. La première partie le tire de sa rencontre avec Ruby et Jesse avec le titre plutôt rock « Mine » du groupe Sweet Tempest contrastant avec l’ambiance pop suggérée par les teintes violette et bleue électrique d’une architecture baroque et kitsch (nous pouvons nous interroger sur son caractère diégétique). Le volume empêche de savoir ce que les personnages se racontent, plaçant de nouveau le spectateur dans une situation d’incompréhension et de malaise. Un overlappingcrée une continuité avec la scène dans les toilettes. De cette manière, la vacuité des paroles proférées par les personnages (essentiellement Gigi, Sarah et Ruby) semblerait s’inscrire avec celles que nous ne pouvions entendre. Un autre apport musical légitimement diégétique et surprenant attend le spectateur lors du « show » impliquant l’art du shibari. Il s’agit d’un véritable agencement de sons et lumières le plongeant dans une atmosphère à la fois démoniaque (le tempo rapide et les sonorités graves ponctués de notes synthétiques aigues s’allongeant en écho, sur lesquelles se superpose un son encore plus aigu et continu). Pour transiter avec la séquence suivante, Refn et Martinez choisissent là encore un overlapping : ils isolent les notes aigues pour les rendre plus voluptueuses pour qu’elles s’évaporent définitivement par la suite. Le spectateur n’étant cette fois-ci pas mis à mal et pouvant émerger avec plus ou moins de difficulté de ce spectacle.

La musique voulue pour The Neon Demon détient un fort potentiel anxiogène. Elle reflète à la fois l’état d’esprit du personnage de manière extra-diégétique, tout en s’impliquant dans un univers glacé et aseptisé. Quand Jesse, au milieu du film, se métamorphose pour devenir une femme fatale et laisse tomber sa candeur, les sonorités se font psychédéliques et fantastiques, avec un rythme bouleversé voire dissonant induisant la folie. Plus tard la préméditation du meurtre de Jesse par Ruby est signifiée par l’overlappingmusical. Toujours synthétiques, des timbales et des sonorités grinçantes retentissent pour qualifier la détermination et la frustration sexuelle de Ruby. Juste après, c’est un retour à la pureté néanmoins ponctuée de touches inquiétantes qui rythment les plans fixes puis le travelling horizontal d’accompagnement caméra portée à l’épaule gauche-droite faisant une inspection à environ 180 degrés d’une pièce au travers des yeux de Jesse.  

La musique alterne ainsi avec les périodes de silence et est aussi efficace pour témoigner du comportement des personnages. Nicolas Winding Refn s’inspire très largement des pratiques musicales de Dario Argento collaborant avec les Goblin et d’Alfred Hitchcock. Il a d’ailleurs appliqué les musiques de ce dernier à The Neon Demon pour aiguiller Cliff Martinez[1].

 

[1]Sans nom, « Cliff Martinez : ‘Je n’écris pas des musiques de films pour qu’elles existent seules’ », Télérama (site web), 1erjuillet 2016.

II. Modernisation et réappropriation du giallo.

A. Le jeu du sang et de l’érotisme.

Quand Nicolas Winding Refn reprend le mythe vampirique et traite du sang dans The Neon Demon, il ne fait que renouveler des propos récurrents dans le cinéma. D’une part, la quête de beauté et d’éternel traduit bien l’emploi de la figure du vampire : il conjugue à lui-seul glamour, éternité sanguinaire et drame. C’est ce qu’illustre l’acte anthropophage de Sarah qui ingurgite l’œil de Jesse à peine vomi par Gigi. Elle réitère sa première tentative [VII](lorsqu’elle saisit la main de Jesse blessée pour lécher son sang à la quasi-moitié du film) et pense sûrement gagner en jeunesse et en gloire (ne passons pas sous silence l’idée aussi d’occulter à tout prix le crime commis) afin d’être vue comme l’était sa rivale. C’est la séquence ultime où le sang coule : Gigi se suicide d’une paire de ciseaux dans le ventre (référence explicite à l’univers viscéral et mortifère de la mode), appuyée par un montage parallèle de plans subliminaux renvoyant à la piscine et à l’idée du meurtre de Jesse ainsi qu’à des spots pourpres, sorte d’image sanglante imprégnée sur la rétine de celle qui vient de mettre un terme à sa vie. 

Fig. VII

Le caractère plastique à la fois ritualiste et satanique du sang met en exergue les références de Refn. Tout d’abord l’abondance et l’esthétique du rouge comme lorsque Ruby est allongée face à la lune et urine une flaque de sang perçue par un travelling avant lent et en légère plongée renvoie à la vague de sang sortant de l’ascenseur et à la froideur présente dans Shiningde Stanley Kubrick [VIII](1980). Ruby, quant à elle, revêtant un air béat en ayant expurgé son corps et s’étant vengée. Elle est l’autre personnage tenant un rapport particulier avec le sang et la mort : d’une part elle prolonge son activité de maquilleuse dans une morgue et d’autre part, c’est elle qui incarne le mythe d’Elisabeth Báthory[1], nouant le film avec l’horreur supposée par l’idée de ne pas vieillir et de conserver sa beauté. Pour cela, à l’instar de Báthory, Ruby se baigne [IX]dans le sang de Jesse une fois celle-ci tuée et ses acolytes Sarah et Gigi [IX bis]se douchent du sang de leur concurrente. Le gros plan de Ruby dans la baignoire, la figure plâtrée d’hémoglobine, installe une succession de raccords regard de la part de celle-ci en direction de ses complices nues se lavant et se régénérant par le sang jeune. 

 

[1]FORESTIER François, « Nicolas Winding Refn : ‘Jamais Hollywood ne me laissera faire ce que je veux’ », op. cit.

La tension érotique est à son comble, elle qui avait commencé dès l’ouverture du film. En effet, The Neon Demon débute par un plan fixe de demi-ensemble sur Jesse, posant comme morte et désarticulée, les jambes entrouvertes. Du sang séché provient de sa gorge et semble recouvrir le sol. Au fur et à mesure que la caméra effectue un travelling arrière sur rail, on distingue à peine qu’il s’agit d’une flaque. Le travelling sur rail avant suivant où Jesse a disparu et où il ne reste plus que les traces de sang préfigure déjà la fin du film [X]. 

Enfin le rapport Eros / Thanatos transparaît dans l’acte nécrophile de Ruby [XI]projetant par sa frustration sexuelle le refus de Jesse de succomber à ses avances. Le montage alterné établit le lien entre la brutalité sexuelle de Ruby et la lascivité exacerbée de Jesse, ici pleinement consciente du charme dont elle joue et qu’elle renvoie[XII]. 

Début [X]
Début [X]
Début [X]
Acte de nécrophilie [XI]

B. Une violence au travers du graphisme et des couleurs.

Si le sang qui coule pose une des thématiques récurrentes du film, sa déclinaison en nuances et en textures sillonne The Neon Demon. Michel Pastoureau dans son Petit livre des couleurs[1]nous explique que la couleur rouge incarne l’érotisme et la passion (comme nous venons de l’évoquer), mais également la figure christique qui paie pour les péchés de l’humanité, autrement dit ici Jesse paierait la jalousie, la superficialité et le désir malin d’éternité en versant son sang. Pratiquement tous les plans de ce long-métrage incorporent le rouge. Et une des séquences des plus pertinentes imprégnées de violence esthétique est celle des toilettes dans le night-club : elles parlent de rouge à lèvres dans une pièce aux murs de marbre incarnats et aux veinures blanches. Le tout accentué par une lumière violine, branche descendante du rouge. 

Le chatoiement violent des couleurs dans The Neon Demonest l’héritage assumé de Drive (se passant aussi à Los Angeles) [XIII] et plus subtilement de L’Enfer de Clouzot [XIV], projet avorté ainsi que de Only God Forgives [XV]. Par rapport au premier, on retrouve ce même nuancier froid de rouge et de bleu, avec des touches de vert pendant la balade en voiture de Jesse et Dean donnant un aspect onirique ; tandis que le second offre un parallélisme avec la couleur rouge comme annonce du sang bientôt versé. Le tout sert à bouleverser les habitudes visuelles – et sonores, vu précédemment – du spectateur.

 

[1]PASTOUREAU Michel et SIMONNET Dominique, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris, 2005.

En outre, la violence des couleurs et des formes signifie un état de mutation. Le triangle, si ce n’est autant que l’allégorie du sang, rythme le film : quand Jesse s’évanouit sur une moquette à cause de sa blessure à la main en recevant Dean (plan poitrine fixe contrastant sa blancheur virginal sur un fond rouge sang), le cinéaste a choisi de scander la scène avec deux inserts. Le premier est un triangle de néons bleus électriques pointe vers le bas englobant quatre autres triangles et le deuxième est là aussi un triangle, mais pointe vers le haut, rouge électrique et rempli, avec un reflet. Refn se place en héritier d’artistes minimalistes comme François Morellet [XVI]ou Dan Flavin [XVII]dans le maniement des couleurs vives par le biais des néons avec de stimuler la persistance rétinienne et le comportement visuel du spectateur. 

Tous deux sont des prémices à la séquence de métamorphose radicale à la moitié du film. Une lumière bleue de même registre saccade le défilé fantastique de Jesse, hypnotisée par ce triangle renversé, pouvant symboliser l’instabilité et le changement de situation survenu (idée renforcée lorsqu’il deviendra à son tour rouge). Jesse émane au début d’un triangle similaire au second insert, cette-fois bleu aussi, dont elle épouse les lignes par sa morphologie et sa robe. Ce dernier sera rouge à la fin de la séquence pour jouer sur la dualité de la candeur et de la raison perdues au profit de l’exubérance et de l’orgueil. La transe de Jesse atteint son paroxysme quand elle voit son côté maléfique se décomposer et se refléter de manière kaléidoscopique dans trois miroirs triangulaires, d’abord aux teintes bleutées puis carmines. Un fondu au noir fait mine de transition entre son ancienne personnalité et la nouvelle, beaucoup plus obscure (ou enfin révélée) [XVIII].  

[XIX]
Jane Kirby, avenue Kléber
Jassara, rue Aubriot
Arena, New York Times

Le fort potentiel statique du film, dans ses coloris et ses formes, souligne l’importance du régime photographique. En effet, Nicolas Winding Refn veut faire de son film un magazine de papier glacé donc revêtir les caractéristiques propres : plans fixes, plans esthétiques et lisses… L’exemple le plus frappant est le dernier shooting avec Gigi et Sarah face à la piscine [XIX]. Winding Refn reprend le style d’Helmut Newton[1] : corps camisolés, sanglés, à la limite du sadomasochisme comme dans les cliché Jane Kirby, avenue Kléber en 1977 [XX]ou encore Jassara, rue Aubriot[XXI] de la même année par Newton[2]. De même, la piscine ou la mer plate avec des corps suspendus dans Arena, New York Times[XXII]à Miami en 1978[3]. Dans The Neon Demon, l’image glaçante et froide demeure dans un plan de demi-ensemble où tous les éléments sont verticaux (hormis la ligne de force de l’océan s’étendant au loin), avant la chute finale. L’ensemble est aseptisé et net – à l’instar du film entier et plus particulièrement des shootings de Jack – ponctué de rouge (les spots, les vêtements en cuir). 

 

[1]SOTINEL Thomas, « The Neon Demon : Nicolas Winding Refn, iconophage », in LeMonde.fr, 07 juin 2016. 

[2]NEUTRES Jérôme (dir.), Helmut Newton. 1920-2004, cat. exp., Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais, Paris, 2012 (pages 162 et 163).

[3]Ibidem (page 228).

C. Le trouble de l’identité.

Habituellement le giallo se définit par le questionnement de l’identité d’un assassin[1]. Ici, nous connaissons les assassins mais nous peinons à connaître la personnalité de Jesse jouant sur la dualité. 

C’est pourquoi The Neon Demon ne cesse d’inclure dans presque chaque séquence des miroirs ou bien des surfaces qui reflètent, soit pour interroger le personnage principal, soit pour appliquer un comportement similaire à Ruby, Gigi et Sarah faisant figure de vampires modernes et humanisés puisqu’elles détiennent bien leur propre reflet. Ruby a effectivement son image mise en scène après la première séquence du film : dos à Jesse, dans un jeu de miroir contre miroir (comme champ contre champ avec des plans fixes rapprochés buste) pour tenter une première approche. Puis elle rentre dans l’espace de Jesse en se reflétant directement par de légers fragments dans son miroir pour lui essuyer la peau. 

C’est par ailleurs un miroir brisé [XXIII]qui questionne Sarah sur la possibilité que sa carrière soit brisée à son tour par une nouvelle génération de mannequins. Un zoom arrière suggère d’ailleurs l’idée d’éloignement du milieu de la mode avant son geste de laisser une poubelle (objet significatif) contre la glace. Quelques plans plus tard lorsqu’elle se trouve face à Jesse, le reflet de Sarah est morcelé, comme son book. Elle est en proie à une instabilité émotionnelle, doublée d’une instabilité identitaire instaurée pour le doute. 

 

[1]MAGNY Joël, « ARGENTO DARIO (1940- ) », in Universalis éducation. Encyclopædia Universalis

Fig. XXIII.

Quant à Gigi, si dans un premier temps elle loue sa superficialité et sa beauté artificielle face à Jesse soit dans les toilettes soit avant le défilé, sa condition complètement humaine et dépassée par le meurtre est avancé au travers des verres réfléchissant des lunettes de soleil de Sarah lors de la dernière séquence [XXIV]. De cette manière, les lunettes de Sarah se font la lentille réfléchissante de la société viciée, que tente également de filmer la caméra par sa technicité. 

Appliqué à Jesse, le miroir indique sa métamorphose tout au long du film. Refn a ainsi voulu que l’histoire se déroule à Los Angeles car il souhaitait filmer « la transformation des visages[1] ». Elle est d’abord candide dans les toilettes du night-club et mène une vie simple, modeste suggérée par le travelling sur axe à environ 180 degrés balayant sa chambre de motel. Petit à petit elle sombre dans la perversité et la perfidie de l’univers de la mode : de retour à sa chambre après son entretien avec Hoffman, elle s’ausculte par le biais du miroir puis la confusion entre l’image et la réalité s’opère à l’aide d’un zoom avant progressif témoignant de toute l’hésitation avant d’effectuer un zoom arrière soulignant un premier pas vers la déchéance de son personnage. L’interrogation finale sur la beauté prend place au dernier quart du film : la chambre dorée, allégorie de son ascension fulgurante, jonchée de miroirs renvoie l’image de Jesse à chaque coin de la pièce et démultiplie ici encore son identité. Était-elle d’une candeur désintéressée ou bien était-elle consciente de la pureté qu’elle dégageait pour mieux écraser ses concurrentes et gagner en notoriété ? Quoiqu’il en soit – car les interprétations basées sur son comportement ou ses paroles peuvent pencher envers l’une ou l’autre des alternatives sans jamais apporter de réponses – Jesse renoue avec son innocence en virevoltant devant une triple psyché et en se mirant pour tâter de sa beauté. 

Pour finir, le trouble de l’identité est mis en jeu dans le générique de fin : Jesse est morte mais le cinéaste a choisi de la faire marcher dans un désert aride, épuré de toute artificialité humaine. Or, elle porte le même manteau en cuir clouté que Sarah. De dos et sans autre signe distinctif qu’une chevelure blonde bouclée, le spectateur peut émettre quelques incertitudes sur ce dernier plan. 

 

[1]BLUMENFELD Samuel, « Nicolas Winding Refn ou la beauté en horreur », op. cit. (citation du cinéaste).

Fig. XXIV.

CONCLUSION

En somme, la sublimation de l’horreur transperce l’intégralité de The Neon Demon en proposant tout d’abord une thématique axée sur la recherche de la beauté et de l’éternité, deux entités opposées qui amènent et enferment les personnages dans les comportements les plus violents et primaires. L’horreur est d’autant plus mise en valeur qu’elle est esthétisée pour la rendre plus digeste, grâce à une méditation sur le beau articulé autour des moyens techniques (couleurs, bande-originale, géométrie et graphisme) mis à l’œuvre par Nicolas Winding Refn. Expliquer son film comme un giallo moderne et original répond à la présentation du réalisateur danois de La Planète des vampires de Mario Bava (1965) en même temps que son dernier film. Il marque ainsi sa position de descendant vis-à-vis de genre initié par le réalisateur italien tout en lui insufflant le propos contemporain du cannibalisme : d’après Refn, « Cette industrie s’auto-dévore en permanence, c’est de la folie[1]. » Il démontre à quel point les hommes en général poussent plus loin les limites du raisonnable et basent leur existence sur leur propre suprématie artificielle dans une quête identitaire, mêlant inéluctablement le prisme d’Eros et de Thanatos.  

De nombreux critiques – dont Philippe Guedj[2]– ont reproché un souci d’esthétisation du gore retranchant The Neon Demon vers un hermétisme narratif et présomptueux. Nous venons de voir que la trame était véritablement fixée par le narrateur, mais qu’il se permettait de proposer diverses pistes interprétatives et explicatives, toutes prenant plus ou moins forme autour du primat individuel de la réussite et de la beauté (le sujet du trois contre un l’emportant souvent dans le film, le duo ne résistant jamais comme en témoigne l’issu de Gigi et la réaction de Sarah). 

 

[1]BELPÊCHE Stéphanie, « Nicolas Winding Refn : ‘Il faut bousculer les conventions’ », in Le Jdd(site web), 16 juin 2016. 

[2]GUEDJ Philippe, « The Neon Demon : le doigt d'honneur kamikaze de Nicolas Winding Refn », in LePoint.fr, numéro 201605, 20 mai 2016.

SOURCES

Articles

 

BELPÊCHE Stéphanie, « Nicolas Winding Refn : ‘Il faut bousculer les conventions’ », in Le Jdd (site web), 16 juin 2016. 

 

BLUMENFELD Samuel, « Nicolas Winding Refn ou la beauté en horreur », in LeMonde.fr, M le magazine du Monde, 03 juin 2016 (mis à jour le 08 juin 2016).

En ligne, consulté le 25 novembre : http://www.lemonde.fr/m-gens-portrait/article/2016/06/03/nicolas-winding-refn-ou-la-beaute-en-horreur_4933655_4497229.html#1VeVjLcgAvkRYIkX.99

 

FORESTIER François, « Nicolas Winding Refn : ‘Jamais Hollywood ne me laissera faire ce que je veux’ », L’Obs (site web), 02 juin 2016.

 

GUEDJ Philippe, « The Neon Demon : le doigt d'honneur kamikaze de Nicolas Winding Refn », in LePoint.fr, numéro 201605, 20 mai 2016.

 

MAGNY Joël, « ARGENTODARIO (1940- ) », in Universalis éducation. Encyclopædia Universalis

En ligne, consulté le 26 novembre 2016 : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/dario-argento/.

 

Sans nom, « Cliff Martinez : ‘Je n’écris pas des musiques de films pour qu’elles existent seules’ », Télérama (site web), 1erjuillet 2016.

 

Sans nom, « THE NEON DEMON », in Studio Ciné Live, Vidéo Club, numéro 84, 1ernovembre 2016. 

 

SOTINEL Thomas, « The Neon Demon : Nicolas Winding Refn, iconophage », in LeMonde.fr, 07 juin 2016. 

En ligne, consulté le 25 novembre : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2016/06/07/the-neon-demon-nicolas-winding-refn-iconophage_4940408_3476.html#0SvZFbAy3roTjvMz.99.

 

 

Livres

JULLIER Laurent, Analyser un film. De l’émotion à l’interprétation, Collection « Champs arts », Flammarion, Paris, 2012.

 

NEUTRES Jérôme (dir.), Helmut Newton. 1920-2004, cat. exp., Réunion des Musées Nationaux – Grand Palais, Paris, 2012.

 

PASTOUREAU Michel et SIMONNET Dominique, Le petit livre des couleurs, Éditions du Panama, Paris, 2005.

bottom of page