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Susan MEISELAS, "Méditations",

6 février-20 mai 2018, Paris, musée du Jeu de Paume. 

Susan MEISELAS, Blood of student slain while handing out political leaflets. San Salvador 

[Sang d’un étudiant tué en train de distribuer des tracts politiques. San Salvador], 1979, El Salvador,

Série « El Salvador », 1979-1983, tirage numérique.

La rétrospective photographique « Méditations » du musée du Jeu de Paume dédiée à l’œuvre de Susan Meiselas propose une présentation générale de ses différents projets démontrant une pratique engagée.

De ses débuts avec notamment les séries « 44 Irving Street » (1971) et « Prince Street Girls » (1975-1990) qui mettent en relief son goût pour l’étude documentaire et social en passant par ses reportages en Amérique centrale et au Kurdistan qui transmettent la violence politique et militaire, elle accorde également un soin particulier pour le traitement du corps de la femme dans « Carnival Strippers » (1972-1975), « Pandora’s Box » (1995) et plus récemment dans « A Room of Their Own » (2015, réappropriation du titre de l’ouvrage de Virginia Woolf : d’un siècle à l’autre, la romancière puis la photographe défendent la nécessité d’un espace propre aux femmes, soit d’écriture soit de sécurité). Cette exposition sensibilise le visiteur sur les questions de l’image-archive et de la production hétéroclite de la photographe ne se limitant pas à une problématique particulière mais embrassant tous les maux de son époque et des sociétés qu’elle a côtoyées, reflétant ainsi la pluralité de ses expériences et de ses collaborations. Susan Meiselas offre par ailleurs un point de vue frontal sur ses sujets, non pas voyeur mais neutre afin de documenter les récits qu’elle perçoit. 

Son Autoportrait (1971) de la série « 44 Irving Street » reproduit sur la cimaise d’entrée de l’exposition et accueillant de ce fait le regardeur agit de manière spectrale sur la suite du parcours. En effet, Susan Meiselas affirme « J’aime être présente tout en étant absente » [i], positionnement qui recouvre l’ensemble de ses clichés : elle capture des instants qui la touchent mais conserve une distance permettant aux spectateurs de s’immiscer objectivement dans son récit, et de découvrir des événements historiques malheureusement méconnus… 

 

Outre l’iconique « Molotov Man » (de l’installation qui lui est dédiée et conférant son titre « Méditations » à l’exposition) qu’elle capture alors qu’elle est photographe pour l’Agence Magnum et décide de se rendre spontanément au Nicaragua, la série « El Salvador » réalisée entre 1978 et 1983 apporte un autre témoignage sur les tensions et les conflits ravageant l’Amérique centrale dans les années 1970-1980. La scénographie met en écho ces deux épisodes, la répression au Salvador découlant des actualités du Nicaragua (l’opposition unie s’impose face au dictateur Somoza en 1979) et retrace les circonstances militaires ayant conduit à l’expression paroxystique de la violence (massacres de civils et de sympathisants), résultant de la confrontation entre le mouvement insurrectionnel révolutionnaire armé et la rigueur gouvernementale [ii].

Le titre du cliché Blood of student slain while handing out political leaflets souligne un jeu funèbre sur la temporalité des différents sujets. Tout d’abord, il permet une narrativité de la photographie : le regardeur arrivant sur la proposition photographique de Meiselas peut s’imaginer le récit en amont, celui d’un jeune homme éduqué défendant la véhémence idéelle de la jeunesse face aux tractions politiques brutales. Certes investi par ses convictions, il a été abattu subitement par des opposants, voyant en lui un maillon dangereux… Le spectateur, tout comme les enfants obstruant le côté droit du cadre, est arrivé après sur les lieux de l’assassinat, et se positionne comme le garçon admoniteur : témoin neutre à cause des quelques traces de sang et de l’absence du sujet. Nous savons que quelque chose d’atroce vient de se passer mais il ne subsiste qu’une empreinte bientôt sèche et éphémère. L’enfant admoniteur nous interpelle face à l’acte, par le biais de l’objectif photographique, sans pour autant influencer de manière pathétique sur nos émotions. D’ailleurs le noir et blanc de la photographie joue sur l’illusion des traces : c’est notre propre interprétation mise dans un contexte de guérilla et appuyée par le titre indicatif qui suppose qu’il s’agit de sang. 

Car la trace est un thème récurrent depuis l’Antiquité. Ici, elle ressemble à des gouttes de sang par la texture a priori et par la teinte foncée. De ce fait, elle devient symbolique d’une violence passée et absente (il semblerait qu’une flaque de sang plus étendue ait déjà été absorbée par le sol cimenté formant le mur d’abattage). Enfin, ces traces, captées par l’appareil photographique, se mutent en indices de l’enregistrement du réel. Ainsi le sang signifie l’acte du meurtre, sans forcément qu’un corps inerte soit représenté sur l’image, et pose le problème du véritable sujet de l’œuvre, à savoir le fantôme de la mort ou bien l’ancrage dans le réel cauchemardesque vécu par les enfants qui sembleraient être accoutumés aux scènes de violence. Susan Meiselas pose donc les bases d’un double sujet au sein de Blood of student slain while handing out political leaflets en renforçant son traitement de la violence par la non-représentation et la suggestion – forme de frontalité implicite – face à l’innocence évaporée, muée en passivité objective et impuissante.

Cette photographie s’insère dans un ensemble dialoguant sur la présence et l’absence des sujets comme le fait remarquer Soldiers search bus passengers along the Northen Highway (1980) [fig. 1], « Mano blanca » signature of the death squads left on the door of a slain peasant organizer, Ernesto Menjivar. Arcatao, Chalatenango province (1980) [fig. 2] et Road to Aguilares (1983) [fig. 3]. Là encore la suggestion de l’empreinte au sens propre ou figurée l’emporte pour exposer les excès de violence.

Dans la première, des individus alignés suggèrent une issue sinistre : ils sont réduits à des ombres flottantes, probables victimes futures des boucheries orgueilleuses.

La deuxième confronte le regardeur aux empreintes de mains des « Escadrons de la mort », signes de l’ultime condamnation. La photographie couleur énonce une lecture menaçante : la porte vermeille marquée du contraste de la blancheur franche des mains assassines annonce la frénésie des hommes.

Enfin, l’impact du bus de Road Aguilares nourrit des lectures polysémiques : il insinue la fissure au sein de la société du Salvador divisant la population tout en évoquant une balle et l’omniprésence de la mort. Les trois individus présents supposent trois attitudes : une jeunesse aux prises avec les idées politiques ; un militaire combattant par la persuasion et une femme à la démarche roide, faisant profil bas devant l’homme armé.

 

Le pouvoir photographique de Susan Meiselas réside dans le dialogue qu’elle permet au spectateur avec le cliché en question. La pureté de sa production, dénuée d’un sentimentalisme personnel restrictif et visant à constituer un travail archivistique, est au final l’entière expression de sa subjectivité qu’elle propose de lire. À travers son regard, elle élabore une « esthétique de la trace » pour reprendre les mots du philosophe Romain Couderc [iii] où la frontalité s’exprime autant par les corps meurtris que par les empreintes qu’ils laissent, étudiant ainsi les différentes strates de la force suggestive photographique.

En ce sens, le spectateur entreprend une balade méditative, sous forme de prise de conscience des événements. 

 

[i] BROUÉ Caroline, « Susan Meiselas : ‘La photographie est le témoin d’une relation humaine’ », L’invité culture, France Culture, 11 novembre 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-culture/susan-meiselas-la-photographie-nous-unit-nous-humains, consulté le 10 février 2018.

 

[ii] GARIBAY David et DEMYK Noëlle, « SALVADOR EL », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 février 2018. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/el-salvador/.

 

[iii] COUDERC Romain, « L'esthétique de la trace photographique », Dailymotion, mise en ligne le 30 mai 2013, https://www.dailymotion.com/video/x10ofe0, consulté le 10 février 2018.

 

 

 

SOURCES INDICATIVES

 

 

BROUÉ Caroline, « Susan Meiselas : ‘La photographie est le témoin d’une relation humaine’ », L’invité culture, France Culture, 11 novembre 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-culture/susan-meiselas-la-photographie-nous-unit-nous-humains, consulté le 10 février 2018.

 

COUDERC Romain, « L'esthétique de la trace photographique », Dailymotion, mise en ligne le 30 mai 2013, https://www.dailymotion.com/video/x10ofe0, consulté le 10 février 2018.

 

GARIBAY David et DEMYK Noëlle, « SALVADOR EL », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 10 février 2018. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/el-salvador/.

 

ODDOS Valérie, « Susan Meiselas au Jeu de Paume : au-delà de la photographie », France Info, mis à jour le 09 février 2018, https://culturebox.francetvinfo.fr/arts/photo/susan-meiselas-au-dela-de-la-photographie-au-jeu-de-paume-269091, consulté le 10 février 2018.

 

S. n., Susan Meiselas Photographer, s. d., http://www.susanmeiselas.com, consulté le 10 février 2018.

 

S. n., « Susan Meiselas. American, b. 1948 (Member) », Magnum Photo, s. d., http://pro.magnumphotos.com/C.aspx?VP3=CMS3&VF=MAGO31_9_VForm&ERID=24KL535EQH, consulté le 10 février 2018.

Figure 1
Figure 2
Figure 3

Figure 1 – Soldiers search bus passengers along the Northen Highway (1980) 

Du portfolio de Magnum photo In Our Time, 1932-1988

Tirage, 1989 (Détail) 

Épreuve gélatino-argentique 

77x58 cm

Dépôt du Centre national de la photographie, 1999

inv. 196

© Susan Meiselas/Magnum Photos

Figure 2 – « Mano blanca » signature of the death squads left on the door of a slain peasant organizer, Ernesto Menjivar. Arcatao, Chalatenango province (1980) 

Du portfolio de Magnum photo In Our Time, 1932-1988

40.6 x50.8 cm

© Susan Meiselas/Magnum Photos

Figure 3 – Road to Aguilares (1983)

Du portfolio de Magnum photo In Our Time, 1932-1988

© Susan Meiselas/Magnum Photos

Titre 1

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