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JOSEPH BEUYS

Résurrection messianique et chamanisme

Heinrich Riebesehl, 

Joseph Beuys pendant sa performance Kukei/Akopee-nein/Browncross/Fat corners/Model fat corners,

Fluxus Festival of New Art, Technical CollegeAachen, 

20 juillet 1964.

SOMMAIRE

INTRODUCTION

 

 

I. PANSER L’ART ET LES BLESSURES : MISE EN PLACE DE LA FIGURE THAUMATURGE ET UNIFICATRICE DE JOSEPH BEUYS DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XXe SIÈCLE. 

A. Des solutions thérapeutiques après la Seconde Guerre mondiale : le cas de l’Allemagne. 

B. Le chaman d’une nouvelle politique d’unification.

C. La construction d’une « mythologie individuelle »[1].

 

                                                                                                                                                   

II. LES RACINES ET LES COMPOSANTS SINGULIERS DU MYSTICISME CHAMANIQUE DE JOSEPH BEUYS.

A. Des sources heteroclites : edification d’une spiritualité primitive. 

B. Un berger moderne reactualisant et revendiquant les croyances animistes.

C. Pour une immersion totale : accessoires du pretre chaman.

 

 

III. AU BERCEAU DE L’UTOPIE COLLECTIVE : FUSION DE L’ARCHAÏSME ORIGINEL ET DE LA MODERNITÉ.   

A. Des rites initiatiques et magiques pour une nouvelle société mythique. 

B. Joseph Beuys : « un mage contemporain »[2] garant de l’experience extatique.

C. Une régénérescence cosmogonique teintée d’avertissement : Plight.

 

 

CONCLUSION

 

 

SOURCES

 

[1]En référence à l’émergence des mythologies personnelles dans les années 1960 à propos de certaines pratiques et de certains artistes (par exemple Christian Boltanski). Écho au terme d’Harald Szeemann de 1972 lors de la Ve Documenta. Cf. PERIN Emel Yavuz, « La mythologie individuelle, une fabrique du monde », Le Texte étranger  [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011. Consulté le 8 décembre. URL : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/yavuz.html.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence, L’ordre sauvage : violence, dépense et sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Éditions Gallimard (« Art et Artistes »), 2004, p. 111.

Christian Boltanski, Les archives de Christian Boltanski 1965-1988, 1989, installation, 646 boites en métal contenant des documents (photos, imprimés), 34 lampes et fils électriques, Paris, MNAM.

INTRODUCTION

Kirk Varnedoe (historien de l’art et ancien conservateur en chef des Peintures et Sculptures du Museum of Modern Art de New York) affirme : « each civilization invents the ‘primitivism’ it needs, not just as an antithesis to its cultured sophistication, but also as a partial reflection of itself, compensating for, or criticizing that civilization’s doubts and ideals »[1]. Nous pourrions confondre à juste titre l’expérience artistique et mystique de Joseph Beuys avec cette idée de remise en cause de sa propre société. En effet, Beuys conçoit un primitivismesingulier, celui de l’exaltation d’un chamanisme moderne basé sur la réappropriation des mythes et des croyances anciennes et occultes dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale. Sa poétique chamanistique vise entre autres à interroger cette « cultured sophistication » allemande qui a entraîné, par l’idéologie nazie dévastatrice et barbare, la mort de plus de 60 millions d’individus (civils ou militaires). Mais elle intervient également dans une politique matérielle et spirituelle de reconstruction dont Beuys s’empare pour édifier sa propre figure mythique et messianique. 

De ce fait, l’art chez Beuys est inéluctablement lié à sa vie et il opère alors cette fusion entre ces deux pôles comme bon nombre d’artistes de l’après-guerre (par exemple Christian Boltanski réalise Les archives de Christian Boltanski 1965-1988en 1989, une installation comprenant 646 boîtes en métal avec des documents biographiques de l’artiste, l’ensemble faisant écho visuellement à l’accumulation des biens des victimes de la Shoah). Sa mythologie personnelle en lien avec le conflit – notamment sa résurrection grâce aux rites culturels et palliatifs païens après son accident d’avion – marque une singularité et une réponse face aux traumatismes, et entre en contact avec l’élaboration d’une mythologie collective façonnant une nouvelle histoire. 

La particularité du chamanisme moderne esthétisé par Beuys est empreint de réflexions et d’influences qui lui sont contemporaines : il se nourrit du spiritualisme contestataire des artistes du groupe Fluxus et de leur aspiration pour la communion art-vie-nature auquel il mêle habilement les enseignements d’Ewald Mataré (1887-1965), son professeur à l’Académie de Düsseldorf de 1947 à 1952 (il en est l’élève puis l’assistant). Durant cette époque d’apprentissage, son regard distingue les caractéristiques de l’héritage primitif et des pratiques anciennes : Mataré utilise des méthodes inspirées des ateliers médiévaux et soutient que « La sculpture doit être comme une empreinte de pas dans le sable. Je ne veux plus d’œuvre d’art esthétique ; je me fabrique des fétiches. »[2]Des fétiches telles des traces d’un paganisme évanoui que tente de restaurer Beuys par la suite. Comme alternative au modernisme teinté de primitivismed’un Cézanne ou de la figure tutélaire de Rodin en sculpture, Joseph Beuys se plonge dans les racines germaniques et partage avec son maître une esthétique épurée et statique concernant la corporéité – d’animaux symboliques. Tous deux étudient également la statuaire archaïque grecque pour prolonger davantage un imaginaire originel et stylisé. En ce sens, l’ascendance d’un Moyen Âge archaïque et celtique imprègne tout d’abord les sculptures de Beuys[3]mais esquissent aussi la thématique prédominante d’une spiritualité primitive, archaïqueque sera le chamanisme dans ses performances dès le milieu des années 1950. 

 

[1]MOFFITT John F., Occultism in Avant-Garde Art. The Case of Joseph Beuys, Londres, UMI Research Press, 1988, p. 67 (traduction : « chaque civilisation invente le ‘primitivisme’ dont elle a besoin, non seulement comme une antithèse de sa sophistication cultivée, mais aussi comme une réflexion partielle d'elle-même, compensant ou critiquant les doutes et les idéaux de cette civilisation. »)

[2]ANTOINE Jean-Philippe, La traversée du XXe siècle. Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Éditions MAMCO / Les Presses du Réel, Genève / Dijon, 2011, p. 52.

[3]Ibidem, p. 52-70.

Ewald MATARÉ, Dreieck-KuhI Kopfwendend

(Vachetriangle I tournant la tête), 1942.

Ewald MATARÉ, WeiblichesIdol, (Idole féminine), 1931-1932.

Ewald MATARÉ, Schaf (Brebis), 1923-25.

Beuys, Sonnenkreuz (Croix solaire), 1947-1948.

Beuys, Schaf (Brebis), 1949.

Tandis que la scène artistique internationale subit des bouleversements (les États-Unis deviennent le centre de la création contemporaine et développent les stratégies du Pop Art, du Minimalisme, stimulent l’Arte povera italien et monopolisent les grandes performances), Beuys travaille à tisser des liens entre les courants et les espaces géographiques par une transcendance spirituelle, balancée entre l’individu et le collectif. Le tout exaltant l’Aktionmystique en performance, à l’instar de l’action painting tout en gestualité et en spiritualité de Jackson Pollock.

En quoi le chamanisme de Joseph Beuys comme revalorisation des croyances et pratiques anciennes est-il une forme de catharsis énergisante pour la reconstruction d’un idéal ?

I. Panser l’art et les blessures : mise en place de la figure thaumaturge et unificatrice de J. Beuys dans la seconde moitié du XXe siècle.

A. Des solutions thérapeutiques après la Seconde Guerre mondiale : le cas de l’Allemagne.

Beuys, Cahiers d’art moderne, 1980 : « Et lorsque je dis : ‘Montre cela’ – montre cette plaie que nous nous sommes infligée au cours de notre développement – c’est que la seule manière de progresser est d’en prendre conscience. De la montrer. »[1]

 

REMARQUES sur le contexte

  • Immédiat après-guerre : priorité donnée à la dénazification et à la culture. Réhabilitation des œuvres d’art et des artistes dits « dégénérés » par l’élaboration d’un discours pédagogique et scientifique. Réparations des artistes spoliés et persécutés. 

  • Revalorisation du mouvement Dada (exposition en 1958 « DADA. Dokumente einer Bewegung » à Düsseldorf). Artistes contemporains allemands découvrant ou redécouvrant les productions dadas et leurs caractères primitifs. 

  • Marcel Duchamp et Beuys : correspondances entre la Fontaine(1917) et Baignoire (1960) ;Roue de bicyclette(1913) et Chaise de graisse(1963) ; En prévision du bras cassé(1915) et Bêche à deux manches(1964).[2]Cf. performance de Beuys,Le silence de Marcel Duchamp est surestiméle 11 novembre 1964 questionnant l’héritage.

 

  • Émergence d’une pensée chamanique en réaction face aux traumas des atrocités : thérapie du souvenir ou occultation du passé nazi (refoulement passé historique pour tendre vers un passé mythique)[3] ?

  • Thérapeute : recherche des remèdes aux maux de la société contemporaine. Apport du sacré et de l’immémorial, du spirituel et du surnaturel.[4]

  • Travail de mémoire en lien avec la reconstruction de l’Allemagne : puiser dans les récits mythologiques et païens pour propulser le pays vers une nouvelle voie. Reconstruction de l’identité allemande sur les bases d’un panthéon national (Hegel, Novalis, Goethe, Carus, Friedrich).[5]

 

[1]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit, p. 111.

[2]ANTOINE Jean-Philippe, op. cit.,p. 182-184.

[3]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit, p. 155-158.

[4]VALENTIN Eric, Joseph Beuys. Art, politique et mystique, Paris, Éditions L’Harmattan, (« Les Arts d’ailleurs »), 2014, p. 150.

[5]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit, p. 123.

Beuys : « Ce n’est qu’une tentative pour trouver un remède de remémoration. […] Cette horreur n’a été représentable que lors de son propre processus, au moment où elle a eu lieu. Il est donc impossible de la traduire par une image. Ces événements ne peuvent être mémorisés qu’à partir d’une contre-image positive, dans la mesure où tout cela est vraiment éliminé du monde et de l’homme afin que le reste de cette inhumanité soit surmonté. »[1]

 

[1]Ibidem, p. 30

Joseph Beuys, Auschwitz demonstration [Manifestation Auschwitz], 1956-1964.

  • 1957 : concours international pour la réalisation d’un monument à Auschwitz.[1]

  • Beuys : « similia similibus curantur » : soigner le mal par le mal (« une méthode dynamisante »). Soigner le trauma d’Auschwitz par « un éveil dynamique et un déploiement des forces créatives. »[2]

  • Ici : évocation du « dur travail du ressouvenir »[3]par une mise en vitrine d’objets-sculptures (porteurs de l’essence spirituelle de Beuys) participant à sa mythologie (graisse, métaux…). 

  • Thérapeute-gourou : rendre visible et accessible les symptômes de la maladie et des souffrances.

  • Travail à l’équilibre dynamique des forces.

  • Montrer pour pallier à la « maladie de la représentation ».[4]

  • Beuys : « C’est une sorte de béquille pour le souvenir ».

 

[1]Ibidem, p. 115.

[2]BEUYS Joseph, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Paris, L’Arche, 1988, p. 95-97.

[3]ANTOINE Jean-Philippe, op. cit.,p. 267.

[4]Ibidem, p. 29.

Joseph Beuys, Aktion Kukei, akopee-Nein ! Braunkreuz, Fettecken, Modellfettecken, Festival der neuen Kunst, Technishce Hochschule, Aix-la-Chapelle, 20 juillet 1964.

  • Performance : partage du processus d’expiation entre l’artiste chargé de la mission sacrée de guérisseur et le public recevant ses incantations. Transe communautaire face à la tragédie.

  • Mutation christique : sorte de messie venant aider et libérer les hommes.[1]

 

[1]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 111.

*** D’AUTRES RÉACTIONS ARTISTIQUES ALLEMANDES FACE À LA GUERRE ***

Anselm Kiefer, Heroic Symbols (Heroische Sinnbilder), 1969, Photographie, noir et blanc, sur papier, Tate and National Galleries of Scotland, Edinburgh © Anselm Kiefer

  • Dialogue avec Aktion Kukei, akopee-Nein !

  • Parodie et interrogation des symboles du nazisme pour amener vers la reconstruction.[1]

 

Anselm Kiefer, Innenraum (Intérieur), 1981, Amsterdam (d’après Albert Speer, Salle de mosaïque au Reichstag, 1939). 

  • Mise en relation d’un dignitaire nazi avec un artiste juif : comment interagir ?

  • Questionner la reconstruction allemande et l’émergence du néonazisme.

  • Présence d’une histoire encombrante.

 

Anselm Kiefer, Iron Path, 1986 : thématique du souvenir.

 

Wolf Vostell, Auschwitz-Scheinwerfer 568, Deutscher Ausblick, Treblinka, 1958, exposées en 1963 à galerie Parnass, Wuppertal.

  • Toujours dialectique vie / art. Membre de Fluxus.

  • Opposition à l’art de Beuys : ni guérisseur ni médiateur.

  • Interaction violente avec le public : œuvres imposant une visite active du passé.[2]

 

Wolf Vostell, You, 1964.

  • Happening : spectateurs revivant selon les conditions d’un camp de concentration.

 

Wolf Vostell, Yellow Pages or an Action Page, 1966.

  • Mise en situation des intervenants : revivre pendant un mois selon les conditions alimentaires et matérielles de la guerre. Reconstitution collective.[3]

 

Gerhard Richter, Hitler, 1962 ; Bomber (Bombardier), 1963 et Oncle Rudi, 1965. 

  • Réactivation de la peinture pour déposer un témoigne post-traumatique sur la Seconde Guerre mondiale.

  • Fantômes de l’histoire allemande nazie.

  • Critique des dignitaires nazis toujours en poste.

 

Georg Baselitz, Peintre bloqué, 1965.

  • Obsession pour le statut de peintre-soldat.

  • Mutilations évoquant la difficulté de peindre après la guerre et l’extermination.

 

Markus Lüpertz, Soldat – Dithyrambisch II, 1972.

  • Interrogation de l’histoire allemande et enjeu de la mémoire.

  • Évocation de la propagande nazie (neutralisation des symboles).

 

[1]ABDULLAH Hannah, « Kiefer and Beuys: Cathexis and Cartharsis », Tate, s.d., [en ligne], consulté le 8 décembre 2017. URL : http://www.tate.org.uk/research/publications/in-focus/heroic-symbols-anselm-kiefer/kiefer-and-beuys.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence,op. cit., p. 116.

[3]Ibidem.

B. Le chaman d’une nouvelle politique d’unification.

  • Défenseur d’une démocratie populaire radicale.[1]

  • Fusion art / vie / nature / politique : revendication d’une œuvre d’art totale.

  • 1969 : triomphe de l’art au service de la défense d’une République fédérale.

  • Contexte de la fin des années 1960 : pleine Guerre Froide, mur de Berlin en 1961, nouvelle vague de procès contre les criminels nazis.[2]

 

[1]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 119.

[2]Ibidem, p. 125.

Joseph Beuys, Le bâton d’Eurasia, 1967.

  • Création d’Eurasia : "État démocratique socialiste."

  • Valorisation de la réconciliation Est / Ouest dans le contexte de Guerre Froide : brandit une barre de cuivre (métal conducteur) en forme de U. Passage de l’opposition Est / Ouest à la fraternisation.

 

« Dans le film Le Bâton d’Eurasia, il y a un long bâton en cuivre. Le matériau est comme un conducteur, c’est-à-dire un matériau au travers de quoi quelque chose se meut. Pour moi le cuivre a presque toujours les qualités d’un conducteur, doté d’une forme et d’un mouvement spécifiques […]. Je suis sûr que le bâton indique la direction Est/Ouest […] Selon moi, c’est là le début d’un processus historique. »[1]

 

  • Après la fondation d’Eurasia : il créé

  • Le Parti allemand des étudiants : Fluxus Zone West.

  • Une organisation pour non-votants (référendum libre).

  • Une organisation pour la démocratie directe (ODD).

  • L’Université internationale libre en 1973 (plus tard : influence le groupe écologiste des Verts).[2]

 

[1]BEUYS Joseph, op. cit., p. 66.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 118-119.

Joseph Beuys, I like America and America likes me, 1974, René Bloch Gallery, New York.

Beuys : « I believe I made contact with the psychological trauma point of the United States’ energy constellation : the whole American trauma with the Indian, the Red Man. » (p. 24)

Beuys : « The manner of the meeting was important. I wanted to concentrate only on the coyote. I wanted to isolate myself, insulate myself, see nothing of America other than the coyote. » (p. 25)

Beuys : « First of all there was the felt which I brought in. Then there was the coyote’s straw. These elements were immediately exchanged between us: he lay in my area and I in his. He used the felt and I used the straw. That’s what I expected. I had a concept of how a coyote might behave… it could have been different. But it worked well. It seems I had the right spiritual focus… I really made good contact with him. » (p. 28)

 

  • Seconde visite de Beuys aux États-Unis (cf. The Energy Plan for the Western Manen 1973).

  • Processus mythique : atterrit à l’aéroport Kennedy et est transporté à la galerie en ambulance, enroulé dans une couverture de feutre.

  • Confrontation de deux espèces : humaine et animale. Question et interaction du sauvage. Cf. Le bâton d’Eurasia : lier deux polarités différentes.

  • Galerie : espace de liberté pour Beuys et le coyote et espace de cage pour les spectateurs.

  • Appropriation des objets par le coyote (marque son territoire en urinant sur la couverture, les journaux Wall Street : critique du capitalisme).

  • Chorégraphie de Beuys envers l’animal : apprivoisement mutuel.

  • Traitement de la responsabilité de l’homme blanc : anéantissement des Amérindiens originels.

  • Parallèle entre persécution des coyotes et celle des Indiens : défoulement de la haine.

  • Coyote (Little John) : pouvoir métaphorique et spirituel.[1]

  • Critique de l’ethnocentrisme américain : volonté de bâtir de nouvelles fondations de tolérance et d’acceptation.

  • Autre traumatisme culturel.

  • Écho de la performance d’Oleg Kulik, I Bite America and America bites me,1997 (Deitch Projects, New York) : critique de la vision impérialiste des États-Unis sur la Russie réduisant les autres peuples au rang d’animal s’ils ne partagent pas la culture américaine.[2]

 

[1]TISDALL Caroline, Joseph Beuys, Coyote, deuxième édition, Munich, Éditions Schirmer / Mosel, 1980, p. 20-30.

[2]JONES Amelia et WARR Tracey, Le corps de l’artiste, Paris, Phaidon, 2011, p. 91.

C. La construction d'une "mythologie individuelle".

Fabrication d'un mythe

Christopher Phillips, « Back to Beuys », 1993 : Joseph Beuys considéré comme le porteur de « la plus grande mythologie individuelle depuis Marcel Duchamp ».[1]

 

  • « Mythologie personnelle » à laquelle il contribue tout comme ses admirateurs.

  • Éléments biographiques véridiques :

  • Enfance dans un milieu catholique.

  • Enrôlement dans les Jeunesses hitlériennes.

  • 1941 : enrôlement volontaire dans la Wehrmacht. Envoyé sur le front russe.

  • 16 mars 1944 : Stuka abattu en Crimée. Blessé, transporté dans un hôpital militaire.

  • 1944 : renvoyé sur le front Ouest. De nouveau blessé.

  • 1955-1957 : traitement psychiatrique. Elévation vers la résurrection

  • Éléments légendaires :

  • 1938 : sauve d’un autodafé dans son lycée un catalogue sur l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck (1881-1919). Suscite son intérêt pour l’idée que « tout est sculpture ».

  • Après son accident d’avion : recueilli et soigné par une tribu de Tatars à l’aide d’une couverture de feutre, de graisse et de miel. Leitmotivs récurrents dans son œuvre : symboles mythologiques.[2]

 

« Certainly incidents from the war produced an after effect on me, but something also had to die. I believe this phase was one of the most important for me in that I had to fully reorganize myself constructionally; I had for too long a time dragged a body around with me. The initial stage was a totally exhausted state, which quickly turned into an orderly phase of renewal. The things inside me had to be totally transplanted; a physical change had to take place in me. Illnesses are almost spiritual crises in life, in which old experiences and phases of thought are cast off in order to permit positive changes.»[3]

 

  • 1979 : rétrospective au Guggenheim Museum de New York. Reconnaissance officielle par le bloc de l’Ouest. Autres artistes comme Baselitz, Kiefer, Polke, Richter : interactions avec les États-Unis.[4]

 

[1]In SZEEMANN Harald, Joseph Beuys, cat. exp., Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994, p. 13.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 112-114.

[3]R. FIRESTONE Evan, Animism and Shamanism in Twentieth-Century Art, New York, Routledge, 2017, p. 132 (traduction : « Certes, les incidents de la guerre ont eu un effet sur moi, mais il fallait aussi que quelque chose meure. Je crois que cette phase était l'une des plus importantes pour moi en ce sens que je devais me réorganiser entièrement sur le plan de la construction; J'avais trop longtemps traîné un corps avec moi. L'étape initiale était un état totalement épuisé, qui s'est rapidement transformé en une phase ordonnée de renouvellement. Les choses en moi devaient être totalement transplantées; un changement physique devait avoir lieu en moi. Les maladies sont presque des crises spirituelles dans la vie, dans lesquelles les anciennes expériences et les phases de la pensée sont rejetées afin de permettre des changements positifs. »)

[4]Ibidem, p. 123.

Réception critique d’une mythologie singulière
  • Figure de chaman : association avec des pratiques primitives (inscription dans la vogue du XXe siècle). 

  • Rejet de la mysticité de Beuys : rejets et préjugés envers des sociétés et des rites considérés comme primitifs.

  • Aussi rejet des formes d’expression primitives : évocation des violences primaires (cf. nazisme).[1]

  • Hégémonie artistique des Etats-Unis : chauvinisme et dédain envers les productions de l’Allemagne de l’Est. 

  • Années 1950-1960 : peu de défenseurs pour l’art de Beuys (prémices des interactions : rencontre avec Robert Morris à Düsseldorf).

  • Réception critique par le prisme du nazisme : révéler ses éléments biographiques officiels et son goût chamanique pour la culture aryenne primaire, les mythes nordiques et celtiques rappelant les ambitions expansionnistes du régime nazi (cf. performance Symphonie sibérienneen 1966).

 

« German intellectual history, philosophy and music, and then Hitler. They don’t know how to put them together. […] How can Germany produce Kant, Hegel, Fichte, how can Germany produce Goethe, Schiller, Nietzsche and how can Germany produce Kaiser Wilhelm, Hitler, the Nazi? […] That’s the paradox […] After World War II everything became tainted by the resentment against the Nazis, which spilled onto Germany, this whole issue of collective guilt […] And Germany becomes a king of scapegoat. »[2]

  • Critique du culte de la personnalité chamanique.[3]

 

[1]VALENTIN Eric, op. cit., p. 147 (d’après SALLY Price, Arts primitifs. Regards civilisés, Paris, École nationale des Beaux-Arts de Paris, 2012).

[2]MESCH Claudia, MICHELY Viola and DANTO Arthur C. (dir.), Joseph Beuys. The reader, Cambridge, MIT Press / Claudia Mesch and Viola Michely, 2007, p. 296 (« The Reception of Joseph Beuys in the USA, and Some of its Cultural / Political and Artistic Assumptions (1998, excerpt) » par Dirk Luckow) : traduction « L'histoire intellectuelle allemande, la philosophie et la musique, puis Hitler. Ils ne savent pas comment les assembler. [...] Comment l'Allemagne peut-elle produire Kant, Hegel, Fichte, comment l'Allemagne peut-elle produire Goethe, Schiller, Nietzsche et comment l'Allemagne peut-elle produire le Kaiser Wilhelm, Hitler, le nazisme ? [...] C'est le paradoxe [...] Après la Seconde Guerre mondiale tout est devenu entaché par le ressentiment contre les nazis, qui a débordé sur l'Allemagne, toute cette question de culpabilité collective [...] Et l'Allemagne devient un roi de bouc émissaire. »

[3]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 124.

II. Les racines et les composants singuliers du mysticisme chamanique de J. Beuys.

A. Des sources hétéroclites : édification d’une spiritualité primitive.

SOURCES PRIMAIRES
  • Mêler les racines chrétiennes avec les pratiques chamaniques (harmonie).

  • Evocation de l’Antiquité : dieux psychopompes (conducteurs des âmes des morts) et Mercure.[1]

  • Intérêt pour l’apogée du chamanisme sous le règne de Gengis Kan.[2]

  • Réminiscence du Moyen Âge : cf. peuplade Tatars en Crimée.[3]

 

[1]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 141.

[2]Ibidem, p. 129.

[3]Ibidem, p. 130.

ANTHROPOSOPHIE
  • Courant philosophique et spirituel développé à la fin du XIXe et au début du XX par Rudolf Steiner.

  • Eveil de l’intériorité : constitution d’une Église intérieure.[1]

  • Emploi de la notion de « Christus Impuls » par Beuys développée par Steiner.

  • Référence à la spiritualité humaniste de Jésus-Christ.[2]

  • Mission de l’artiste anthroposophe : restauration du lien perdu avec la nature.[3]

 

Rudolf Steiner : « The aim of self-knowledge is to give man his place in the great world in order to reveal to him there the true meaning of the word, self knowledge. »[4]

 

[1]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 28.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 119.

[3]MOFFITT John F., Occultism in Avant-Garde Art. The Case of Joseph Beuys, Londres, UMI Research Press, 1988, p. 155.

[4]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 130 (traduction : « Le but de la connaissance de soi est de donner à l'homme sa place dans le grand monde pour lui révéler là le vrai sens du mot, la connaissance de soi. »).

RACINES CHRÉTIENNES
  • 1965 ou 1966 : lecture des Exercices spirituelsde Saint Ignace de Loyola (ouvrage destiné à ses disciples). Traitement médiéval de la mémorisation et intérêt pour les méditations mystiques. Visite de Beuys à Manresa (ville dans laquelle Ignace de Loyola expérimente ses méditations) : action MANRESAen décembre 1966 à la galerie Schmela.[1]

  • Recours à la figure christique : « rôle de médiateur idéal de l’artiste entre Dieu et les hommes. » (cf. Pape Pie XII faisant de l’artiste un prophète).[2]

  • Animer les questions politiques par une figure messianique rédemptrice et réconciliatrice.

  • 1971 : « Cycle Celtic » : allégorie de Beuys comme Christ-professeur.[3]

 

Joseph Beuys, Bird Man, 1959 : symbole de l’oiseau dans la Chrétienté : esprit et salvation.[4]

Joseph Beuys, Aktion Kukei, akopee-Nein ! Braunkreuz, Fettecken, Modellfettecken, 1964.

  • Parodie spirituelle messianique : figure de sauveur face au désastre. 

  • Parodie des rites chrétiens : lance du chocolat au public comme le pain sacré.

  • Brandit un crucifix.[5]

 

Joseph Beuys, How to Explain Picture to a Dead Hare, novembre 1965, Galerie Schmela, Düsseldorf : miel symbole du pardon du Christ (abeilles : symboles de la justice du Christ).[6]

 

[1]ANTOINE Jean-Philippe, op. cit.,p. 262.

[2]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 122.

[3]Ibidem, p. 124.

[4]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 133.

[5]Ibidem, p. 157.

[6]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 146.

Action MANRESA
Performance Kukei/Akope
How to Explain Picture to a Dead Hare
How to Explain Picture to a Dead Har
NÉOROMANTISME
  • Contexte de redécouverte du Romantisme (mysticisme, subjectivité).[1]

  • Revendication de l’héritage des artistes romantiques (Novalis, Schlegel, Goethe…) : raviver les notions d’animisme et de vitalisme de la Naturphilosophie.[2]

  • Exaltation des forces de la nature en rapport avec l’esprit dionysiaque de Nietzche.[3]

 

Beuys : « On peut se rapporter à Schiller. Lui aussi parle de créativité et il en a compris biens des aspects, car il regardait l’homme tel qu’il se manifeste en tant qu’essence dans l’art. Il aurait pu aussi en tirer les conséquences et dire carrément : l’homme est l’œuvre de l’art. Je veux dire que Schiller aurait pu mettre les hommes au même rang que l’art, au même rang que la créativité. »[4]

 

[1]MESCH Claudia, MICHELY Viola and DANTO Arthur C. (dir.), op. cit., p. 151-155 (« Beuys and Romanticism (1986, excerpt) par Theodora Vischer).

[2]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 163.

[3]VALENTIN Eric, op. cit., p. 139.

[4]BEUYS Joseph, op. cit., p. 79.

B. Un berger moderne réactualisant et revendiquant les croyances animistes.

Beuys : « On m’a demandé hier pourquoi je m’intéresse aux animaux. J’ai répondu que les animaux m’intéressent parce que je m’intéresse à un état de conscience qu’on tient habituellement pour inférieur à celui de l’homme. Je voulais faire un usage dialectique de cela parce que l’autre aspect du problème m’intéresse et que je ne vais pas dire : ‘l’homme est important, en revanche les animaux… sont là pour être oubliés.’ Je cherche aussi l’essence et la conscience de l’animal et m’occupe également de l’essence et de la conscience de l’homme, et de la possibilité d’un développement. »[1]

 

  • Berger d’une nouvelle spiritualité : le chamanisme moderne.

 

Joseph Beuys, How to Explain Picture to a Dead Hare, 1965 ; Der Chef, 1963-64 et Eurasia, Siberian Symphony 1963, 32nd Movement (Eurasia) Fluxus présentées en 1967 à la Galerie René Bloch, Berlin.

  • Comme dans beaucoup de ses performances : utilisation d’un lièvre mort.

  • Animal participant à la communion de esprits et des espaces. Sorte de guide du chamane.

  • Extraction du cœur de l’animal : évoquer notre animalité perdue (entendre les pulsations).[2]

 

« The hare, an inhabitant of Eurasia, transgresses all borders and even surmounts the Berlin Wall. The idea of the great entity is connected with it, an entity that emerges from middle Europe. The hare is an old Germanic symbol: its Easter egg signifies renewal, spring, and resurrection. It stands as an alchemical sign for transformation. »[3]

 

 

Joseph Beuys, Der Chef (1963-1964), Celtic ÖÖÖ (1967), Eurasian Staff (1967-68), Celtic (Kinloch Rannoch) Scottish Symphony (1970) :

  • Utilisation du cri du cerf comme conducteur des âmes.[4]

Joseph Beuys, I like America and America likes me, 1974.

  • Cf. précédemment. Coyote comme symbole du peuple amérindien martyrisé. Animal œuvrant à la pacification.

 

  • Chaman : restauration du lien entre l’homme et l’animal (ici dans le contexte de l’art).

 

Mircea Eliade : « Each time a shaman succeeds in sharing in the animal mode of being, he in a manner reestablishes the situation that existed in illo tempore, in mythical times, when the divorce between man and the animal had not yet occurred. »[5]

 

  • Iphigenia/Titus Andronicus (mai 1969, Experimenta 3, Frankfort) et I like America and America likes me : seules performances avec un animal vivant.[6]

  • « Ecoanimism » : extension de la mission spirituelle du chaman. Conscience écologique de la question animale dans le cadre de la protection de l’environnement.[7]

  • Interrogation de la place de l’animal dans les cultures occidentales.[8]

  • Revendications animistes : affiche sa propre animalité par ses accessoires et vêtements.[9]

 

[1]BEUYS Joseph, op. cit., p. 74.

[2]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 24.

[3]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 146 (traduction : « Le lièvre, un habitant de l'Eurasie, transgresse toutes les frontières et surmonte même le mur de Berlin. L'idée de la grande entité est liée à elle, une entité qui émerge de l'Europe centrale. Le lièvre est un vieux symbole germanique : son œuf de Pâques signifie le renouveau, le printemps et la résurrection. Il se présente comme un signe alchimique de la transformation »).

[4]Ibidem, p. 141.

[5]Ibidem, p. 153 (traduction : « Chaque fois qu'un shaman réussit à partager le mode d'être animal, il rétablit en quelque sorte la situation qui existait à illo tempore, dans les temps mythiques, où le divorce entre l'homme et l'animal n'avait pas encore eu lieu. »)

[6]SUTTON Elizabeth, Art, Animals, and Experience. Relationship to canines and the natural world, New York, Routledge, 2017, p. 54.

[7]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 155.

[8]SUTTON Elizabeth, op. cit., p. 51.

[9]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 20.

C. Pour une immersion totale : accessoires du prêtre chaman.

  • Question de la théâtralité dans les performances de Beuys.

 

Beuys : « Je ne dis pas que le corps devrait être le moyen de communication le plus important, mais je ne connais pas d’autres possibilité de communication si ce n’est ce qui passe par le corps. […] Ça ne m’intéresse pas de transférer directement mon rayonnement corporel sur d’autres gens, pendant l’action. Au contraire, ce qui m’intéresse, c’est que mon intention spirituelle ait quelque effet et l’expérience m’a appris que chacun, à chaque fois, est touché d’une autre manière. »[1]

 

  • Médium : le corps (retour aux comportements primaires pour transmettre).

 

  • Importance et récurrence de certains matériaux (cuivre conducteur, miel, graisse).

  • Utilisation des matériaux pour leur état premier (cf. développement de l’Arte povera dans les années 1960).

  • Intérêt pour la dialectique entre les matériaux : confrontation du fer froid à la cire chaude.

  • Matériaux comme langages.[2]

 

Beuys : « In putting honey on my head I am clearly doing something that has to do with thinking. Human ability is not to produce honey, but to think, to produce ideas. […] »

 

  • Matières (miel et graisse) : intégration de la sculpture à la performance.

  • Traitement des différents états : transition du fluide au liquide (miel – graisse).

  • Pratique primitive : communication des esprits par la matière.[3]

 

Joseph Beuys, Siberian Symphony, First Movement, Festum Fluxorum Fluxus, février 1963, Académie d’Art de Düsseldorf.

Joseph Beuys, Le bâton d’Eurasia, 1967.

 

  • Accessoires récurrents : vêtements de feutre, tableaux noirs, papiers, piano, canne (et le lièvre mort). Objets-reliquaires.[4]

  • Tableau renvoyant :

  • Aux monochromes (retour à l’originel).

  • À l’enseignement (chamane comme professeur). 

  • A la présence de traces : cf. peinture rupestre.[5]

  • Vêtements de feutre (chapeau gris, couverture) : élaboration des pouvoirs de la figure mythique

  • Chapeau renforçant son aspect chamanique.

  • Costume proche de celui de l’oiseau : voler d’âme en âme.[6]

  • Feutre : réceptacle de chaleur (tout comme la graisse). 

 

[1]BEUYS Joseph, op. cit., p. 71.

[2]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 17-19.

[3]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 143-145 (traduction : « En mettant du miel sur ma tête, je fais clairement quelque chose qui a à voir avec la pensée. La capacité humaine n'est pas de produire du miel, mais de penser, de produire des idées. [...] ».)

[4]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 114.

[5]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 15 et 64.

[6]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 131 et 133.

III. Au berceau de l’utopie collective : fusion de l’archaïsme originel et de la modernité.

A. Des rites initiatiques et magiques pour une nouvelle société mythique..

  • Actions et performances : véritables rituels dans lesquels les gestes et les émotions priment.

  • Chamanisme comme adhésion du public et non participation.[1]

  • Rituels : survivances archaïques.

 

Joseph Beuys, The Chief-Fluxus chant, 1964.

  • Rituel chamanique autour des éléments récurrents déjà cités.

 

Beuys : « expression imaginative d’une théorie, car je n’ai pas jamais été enclin à réduire mon œuvre à une théorie politique plate et desséchée. Je cherchais à élever mon art vers une résonnance plus efficace, vers une discussion sociale avec les spectateurs. »[2]

 

  • Mêle archaïsme et utopie.

  • Chamane comme expérimentateur du sacré dans les sociétés primitives.[3]

 

Eliade, Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase : « Le chaos psychique et le chaos cosmique ont une analogie pour la spiritualité primitive. »[4]

 

  • Bases d’une nouvelle utopie salvatrice (grâce à l’interrogation spirituelle et animiste).

  • Revisiter le mythe individuel et collectif pour tendre vers une nouvelle Arcadie (cf. berger, thématique pastorale).

  • Repenser le mythe de Sisyphe : perpétuer l’activité de l’homme tout en le désaliénant de ses tâches.[5]

 

Eliade : « the primitive magician, the medicine man, or the shaman is not only a sick man ; he is, above all, a sick man who has been cured, who has succeeded in curing himself. »[6]

 

  • Rhétorique du sacré et de la magie : thématique de la catharsis partagée.

  • Utilisation d’éléments magiques primaires : accessoires, croyances animistes ou non.

  • Dialogue avec les morts, les esprits de la nature.

 

Germano Celant, à propos de l’ « impoverished art » : « Animals, vegetables and minerals take part [now] in the world of art… The artist-alchemist organizes living and vegetable matter into magic things, working to discover the root of things… What interests him, instead of the representation of nature, is the discovery, the exposition, the insurrection of the magic and marvelous value of natural elements: the artist mixes himself with the environment, camouflages himself, he enlarges his threshold of things… He identifies with them in order to live the marvelous organizations of living things. »[7]

 

[1]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 115.

[2]VALENTIN Eric, op. cit., p. 170 et 186.

[3]Ibidem, p. 149.

[4]Ibidem, p. 160.

[5]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 87-88.

[6]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 132 (traduction : « Le magicien primitif, le sorcier ou le shaman n'est pas seulement un malade; il est avant tout un malade guéri, qui a réussi à se guérir. »).

[7]MOFFITT John F., op. cit., p. 58 (traduction : « Les animaux, les légumes et les minéraux participent [maintenant] au monde de l'art... L'artiste-alchimiste organise la matière vivante et végétale dans les choses magiques, travaillant à découvrir la racine des choses... Ce qui l'intéresse, au lieu de la représentation de la nature, c’est la découverte, l'exposition, l'insurrection de la magie et la valeur merveilleuse des éléments naturels: l'artiste se mêle à l'environnement, se camoufle, il élargit son seuil de choses ... Il s'identifie à eux pour vivre les merveilleuses organisations des êtres vivants. »)

B.  Joseph Beuys : « un mage contemporain » garant de l’expérience.

Joseph Beuys, Stripes from the House of the Shaman, 1964-1972.

  • Années 1950-1960 : émergence de la culture chamanique. 

  • Parution du Shamanism: Archaic Techniques of Ectasy de Mircea Eliade (traduction : 1951, France ; 1957, Allemagne). Source et influence en Europe.

  • Contexte de la contre-culture : recherche d’un « enlightenment » spirituel par les drogues (substances hallucinogènes) et dans les cultures magiques (Irlande, Inde, Amérique du Sud).

  • Gourou d’une nouvelle civilisation : prêche pour la spiritualité, les rites, les causes écologistes.[1]

 

  • Expérience extatique : initiation aux mystères du divin.

  • Garant de l’universalité de l’extase chamanique.[2]

 

 

Critique du matérialisme ambiant

 

Joseph Beuys, entretien avec Achille Bonito Oliva, 1973 : « Cette civilisation est morte. Trop de matérialisme, un concept de science trop étroit. »[3]

 

  • Guérisseur des troubles contemporains : attaque envers le matérialisme (corrupteur de l’esprit) devant être supplanté par le spiritualisme.

  • Rejet du rationalisme, du consumérisme et du matérialisme.[4]

  • Engager le corps de l’individu libre dans la régénérescence.

 

[1]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 155.

[2]VALENTIN Eric, op. cit., p. 149 et 151.

[3]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 122.

[4]VALENTIN Eric, op. cit., p. 150.

C. Une régénérescence cosmogonique teintée d’avertissement : Plight.

  • Comme vu tout au long de l’exposé : politique de régénérescence caractérisant l’œuvre de Beuys jusqu’à la fin de sa vie (réponse palliative face au nazisme, réactivation des cultes et des mythes)…

  • Dialectique entre le passé, le présent et le futur : retour à l’originel et à la nature.[1]

 

 

EXEMPLE :

Joseph Beuys, Plight, 1958-1985, installation, feutre, laine, bois verni, métal, bois peint, verre, mercure, 310 x 890 x 1813 cm, Paris, MNAM.

 

  • 1986 : mort de Beuys. Une de ses dernières œuvres significatives de son art.

 

  • Hétérogénéité : à la fois installation, environnement, performance, objet. Élargissement de la question de l’art en impliquant l’ensemble des Beaux-Arts (musique, architecture, théâtre, sculpture).

  • Sorte de construction sépulcrale : convoquer la mémoire des édifices funéraires, des habitats naturels, des grottes et des cavernes. Retour à l’originel.

  • Réceptacle des mystères.

  • Deux chambres mortuaires : interpeler sur le caractère méditatif et angoissant.

  • Diverses présentations :

  • Foyer chamanique d’un rituel archaïque / caverne initiatique : ressourcement.

  • Vie utérine.

  • Abri collectif.

  • Titre : « situation critique » : 

  • Avertissements face aux excès, au chaos contemporain.

  • Réminiscence des peurs archaïques.

  • Par ailleurs : création d’un sentiment de régénérescence.

  • Œuvre équivoque : danger / sécurité.

  • Expérience physique et sensuelle introspective : mise à mal du spectateur, de son corps et des sens (chaleur lié au feutre, éblouissement, perte de repères). 

  • Cf. sculpture minimaliste de Robert Morris (Wall Hanging, 1969-1970).

  • Citation du Néoromantisme : évocation du sublime d’Edmund Burke lié au silence de l’œuvre malgré la présence du piano.

  • Présence d’un tableau : écrire une nouvelle histoire après la mort de Beuys.[2]

 

« Le symbolisme gynécologique et obstétrique de Beuys dans Plightpropose une nouvelle naissance et l’aurore d’un nouveau monde rajeuni, sillonné de promesses enflammées. Ce monde n’est pas à découvrir mais à inventer. Plightest l’image cryptée de l’utopie qui auréole la jeunesse de ses possibles. »[3]

 

  • Sorte de « sculpture sociale ».[4]

 

[1]VALENTIN Eric, op. cit., p. 141.

[2]Ibidem, p. 175 à 232.

[3]Ibidem, p. 237.

[4]SZEEMANN Harald, op. cit., p. 236.

CONCLUSION

Tout comme il n’existe pas un primitivisme mais des formes de primitivismes, il n’existe pas non plus un chamanisme consensuel mais des chamanismes. Joseph Beuys illustre ainsi une singularité spirituelle empreinte de mysticisme archaïque qui vise à unir l’individu et le collectif dans une utopie mythologique basée sur les réminiscences germaniques. En tant que prêtre-chaman, thérapeute-guérisseur, messie ou encore héros national à partir des années 1980 comme le relève Laurence Bertrand Dorléac dans L’ordre sauvage[1], Beuys permet une reconstruction idéologique et physique de l’Allemagne sur les ruines du nazisme en exaltant les croyances et pratiques animistes, l’expérience dialectique avec le public, s’inscrivant donc non pas en marge de la production artistique contemporaine mais comme un des acteurs les plus prolifiques traversant les médias (performances, sculptures, environnements, installations) à l’aide de sa thématique chamanique et des objets récurrents qui la ritualisent.

Dans ce sens, il légitime des coutumes considérées comme primitives par les sociétés occidentales en interrogeant les propres aspects primitifs de ces mêmes sociétés. Autrement dit, l’Holocauste et le matérialisme ambiant de l’après-guerre ne sont-ils pas les marqueurs d’un archaïsme ? À en croire l’œuvre de Beuys, la réactivation et la revendication de l’esprit chamanique sonnent comme une réponse salvatrice pour de nouvelles fondations – cependant toujours ébranlées par l’incertitude et la violence de l’homme comme le dénote Plight. Au-delà des critiques essuyées sur sa mythologie individuelle, son passé nazi et un charlatanisme prônés par ses détracteurs, Beuys esquisse un art et une didactique pacifique comme remède cathartique aux maux de l’ancien continent : le bestiaire usité n’est pas agressif, aucun aspect militaire et autoritaire n’est exprimé, le Catholicisme puise ses racines dans sa mythologie.[2]C’est de cette manière qu’il parvient à remettre en cause le système étatique sans être classé parmi les performers violents rejouant la tragédie nazie (tel Wolf Vostell) pour expurger les sentiments. 

 

[1]BERTRAND DORLÉAC Laurence, op. cit., p. 124.

[2]VALENTIN Eric, op. cit., p. 143-146.

Son engouement chamanique pour un retour à la nature s’exprime au travers de projets écologiques. Son action Stripes from the House of the Shaman (1964-1972) en est un exemple probant. Mais il s’engage aussi politiquement contre la déforestation avec ses étudiants[1] : il présente à la VIIe Documenta de Kassel en 1982 l’ambition de planter 7 000 arbres. 7000 Oaks Trees témoigne du renouvellement de l’espace urbain et a été terminé après la mort de Beuys par son fils. De la sorte, plusieurs villes du monde ont bénéficié du projet ; l’implantation des arbres ne se limitant pas à l’Allemagne. La symbolique pacificatrice et unioniste de Beuys se perpétue donc tout au long de son œuvre.

Enfin, la jeune génération d’artistes a pleinement hérité des motifs récurrents de l’œuvre de Joseph Beuys qui figure encore une fois comme un guide. Joanna Malinowska a elle aussi débuté par la sculpture (elle est diplômée des Universités de Yale et Rutgers) pour à présent jouer sur les différents supports artistiques tel son mentor (performances, installations, arts visuels). Elle questionne les cultures dites primitives (qui ont inspiré ce grand mouvement au cours du XXe siècle) avec un regard anthropologique comme dans Self-Portrait as Franz Boas Posing as a Kwakiutl Indian Demonstrating the Draping of a Blanket for the Group Exhibit at the Smithsonian Institution in 1896 en 2007 et met en scène des matériaux remémorant ceux des actions du prêtre-chaman.[2]D’autres artistes dessinent une continuité animiste et écologique en faisant poser des animaux morts dans leurs photographies : c’est le cas de la pratique taxidermiste de Nicholas Galanin dans son Inert de 2009 où un loup empaillé sur un sol de feutre interroge la notion de territoire et de ressources.[3]

 

[1]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 148 ; 153-154.

[2]S.n., « Joanna Malinowska », in Culture.pl, mise en ligne le 18 juin 2015, [en ligne], consulté le 8 décembre 2017. URL : http://culture.pl/en/artist/joanna-malinowska.

[3]R. FIRESTONE Evan, op. cit., p. 173-176.

SOURCES

Ouvrages

 

ANTOINE Jean-Philippe, La traversée du XXe siècle. Joseph Beuys, l’image et le souvenir, Éditions MAMCO / Les Presses du Réel, Genève / Dijon, 2011.

BERTRAND DORLÉAC Laurence, L’ordre sauvage : violence, dépense et sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Éditions Gallimard (« Art et Artistes »), 2004.

BEUYS Joseph, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Paris, L’Arche, 1988.

JONES Amelia et WARR Tracey, Le corps de l’artiste, Paris, Phaidon, 2011.

MESCH Claudia, MICHELY Viola and DANTO Arthur C. (dir.), Joseph Beuys. The reader, Cambridge, MIT Press / Claudia Mesch and Viola Michely, 2007.

MOFFITT John F., Occultism in Avant-Garde Art. The Case of Joseph Beuys, Londres, UMI Research Press, 1988.

R. FIRESTONE Evan, Animism and Shamanism in Twentieth-Century Art, New York, Routledge, 2017.

SUTTON Elizabeth, Art, Animals, and Experience. Relationship to canines and the natural world, New York, Routledge, 2017.

SZEEMANN Harald, Joseph Beuys, cat. exp., Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994.

TISDALL Caroline, Joseph Beuys, Coyote, deuxième édition, Munich, Éditions Schirmer / Mosel, 1980.

VALENTIN Eric, Joseph Beuys. Art, politique et mystique, Paris, Éditions L’Harmattan, (« Les Arts d’ailleurs »), 2014.

 

 

Articles électroniques

 

ABDULLAH Hannah, « Kiefer and Beuys: Cathexis and Cartharsis », in Tate, s.d., [en ligne], consulté le 8 décembre 2017. URL : http://www.tate.org.uk/research/publications/in-focus/heroic-symbols-anselm-kiefer/kiefer-and-beuys.

PERIN Emel Yavuz, « La mythologie individuelle, une fabrique du monde », in Le Texte étranger  [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011, consulté le 8 décembre. URL : http://www.univparis8.fr/dela/etranger/pages/8/yavuz.html.

S.n., « Joanna Malinowska », in Culture.pl, [en ligne], mise en ligne le 18 juin 2015, consulté le 8 décembre 2017. URL : http://culture.pl/en/artist/joanna-malinowska.

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